Malte : retour sur un étrange triomphe social-démocrate
Malte : retour sur un étrange triomphe social-démocrate
Alors que la " social-démocratie " est en pleine déprime sur le Vieux continent, et en dépit de graves allégations de corruption, les " travaillistes " maltais se sont fait réélire de manière triomphale en juin dernier, avec 55 % des suffrages exprimés.
Dans la dernière livraison de la revue spécialisée " South European Society and Politics ", le politiste Roderick Pace revient sur le succès des " travaillistes " maltais aux élections législatives anticipées du 3 juin dernier.
Les candidats du « Partit Laburista » (PL) n’avaient jamais rassemblé autant de voix de leur histoire (171 000). Il faudrait, par ailleurs, remonter à 1955, lorsque l’île était encore une colonie britannique pour trouver une meilleure part des suffrages exprimés. L’article de R. Pace, très informé, représente l’occasion de mieux comprendre une victoire isolée dans l’océan de défaites subies par la " social-démocratie " en Europe.
Pour des observateurs peu au fait de la vie politique de l’île, le triomphe du Premier ministre sortant, Joseph Muscat, est apparu déplacé, voire incompréhensible.
Les mois précédant l’élection furent en effet marqués par des révélations concernant le « paradis fiscal » maltais (lire les enquêtes de Yann Philippin dans " Mediapart ") et des accusations de malversations financières touchant l’entourage de J. Muscat.
Au mois d’octobre dernier, la journaliste Daphne Caruana Galizia, qui dénonçait le caractère systémique de la corruption à Malte, a d’ailleurs été assassinée.
Du " socialisme tiers-mondiste " au " social-libéralisme " version « paradis fiscal »
La situation est d’autant plus étrange lorsque l’on sait d’où vient le " travaillisme " maltais.
Dans les années 1960, ses membres étaient encore accusés de « péché mortel » par la puissante Église catholique, effrayée par son agenda séculariste. De fait, lors de la décennie suivante, le parti au pouvoir à partir de 1971 dépénalisa l’homosexualité et l’adultère, permettant également le mariage civil.
Au cœur d’alliances internationales anti-impérialistes, les " travaillistes " obtinrent la fermeture de la base militaire que les Britanniques avaient conservée et dotèrent l’île d’un statut de « République ».
Jusqu’à la fin des années 1990, ils rejetèrent la perspective d’une adhésion à l’Union européenne (UE), par refus d’un club " atlantiste " et capitaliste. Ne rechignant pas à un style autoritaire de gouvernement et à l’entretien de clientèles privilégiées, ils œuvrèrent à l’expansion d’un « État-providence » universaliste et mirent en œuvre un programme de nationalisations de grandes firmes, notamment dans le secteur bancaire.
Joseph Muscat, Premier ministre maltais
Ayant perdu le pouvoir en 1987, le Parti " travailliste " en resta écarté jusqu’en 2013, hormis une brève parenthèse en 1996-98.
La mutation programmatique fut impressionnante, entre convergence vers le libéralisme économique et acceptation de l’intégration européenne, une fois celle-ci enclenchée.
La stratégie suivie - et assumée par le nouveau et jeune leader, J. Muscat, à partir de 2008 - a consisté à se rapprocher de « l’électeur médian » en évitant de camper sur des positions trop conflictuelles.
Par ailleurs, les " travaillistes " ont continué d’adhérer à un libéralisme culturel de plus en plus prégnant au sein de la population, qui a connu un peu plus tard que l’Europe occidentale sa propre « révolution silencieuse » :
individualisation des valeurs et plus grande permissivité, du moins en matière de mœurs.
Comme le relève R. Pace, les conservateurs du « Parti nationaliste » (PN) ont mené des politiques ayant contribué au déclin de la morale catholique pourtant si centrale pour ce camp politique, à travers « l’ouverture économique », le développement touristique, ou encore l’élévation du niveau d’instruction.
Les ingrédients d’une réélection
La victoire du PL en 2013 a donc été acquise grâce à une stratégie de modération inscrite dans le paradigme néolibéral, rendue d’autant plus payante qu’elle a rencontré l’usure du parti adverse au pouvoir, de plus en plus décalé par rapport aux évolutions de la société.
Pendant leur mandature, les " travaillistes " ont bénéficié d’une conjoncture économique très favorable, grâce aux chiffres du tourisme, à la diminution du prix des matières premières et au frémissement de la croissance des partenaires européens : un facteur décisif pour une petite économie « extravertie ».
De la sorte, le PL a tenu les promesses faites à son électorat ordinaire, tout en respectant les « grands équilibres » comptables et sans mécontenter les milieux d’affaires. Dans le même temps, il a fait adopter de nouvelles mesures de « modernisation » de la société, notamment une loi permettant l’union des couples de même sexe.
La sortie des " Panama " et des " Paradise papers ", et d’autres révélations liées, auraient pu bousculer ce véritable petit conte de fées " social-libéral ". Il n’en fut rien.
Selon le politiste R. Pace, les " travaillistes " ont procédé de la sorte :
1° ) vanter leur bilan, pour le coup réellement apprécié par des citoyens qui n’avaient pas goûté à l’alternance depuis 15 ans ;
2° ) neutraliser l’enjeu de la " vertu publique " en pointant les scandales passés ayant touché les conservateurs qui avaient continué de défrayer la chronique jusqu’en 2017 ;
3° ) souligner à ce propos qu’aucune enquête ne mettait en cause directement le populaire J. Muscat, lequel promit de démissionner si cela devait être le cas.
En face, le Parti nationaliste a ainsi été privé d’un des meilleurs arguments de campagne possibles. Il a par ailleurs multiplié les promesses démagogiques, qui n’ont abouti qu’à dégrader sa crédibilité.
À gauche, le parti écologiste " Alternative démocratique " (AD) s’est avéré un piètre concurrent.
Il a évidemment subi un environnement particulièrement défavorable à tous les " tiers partis " à Malte. L’impitoyable mode de scrutin, de même que les réseaux serrés du PN et du PL sur ce territoire de taille modeste, préservent un bipartisme parfait, ces deux formations rassemblant largement plus de 90 % des suffrages exprimés.
Il reste que l’AD a également été fragilisée par une scission préalable au scrutin, certains de ses cadres ayant décidé de " pactiser " avec la droite, en dépit du " non-aboutissement " des négociations de coalition tentées par les " écologistes " avec le PN.
Enfin, R. Pace souligne que les deux partis dominants ont fini par intégrer les enjeux écologiques à leurs plate-formes, diminuant l’originalité de l’AD. Celle-ci n’a atteint que 0,8 % des suffrages, presque deux fois moins qu’il y a quatre ans, quand le PL a culminé à 55 %.
Malte est un État trop petit et atypique pour que quiconque ait osé suggérer à la " social-démocratie " de suivre le « modèle maltais ». Mais il y a tout de même une certaine ironie à ce qu’une des rares " success stories " de cette famille politique soit celle d’un parti de moins en moins ancré à gauche, imbriqué à un système d’évasion voire de fraude fiscale.
Depuis cet automne, la Commission européenne a lancé une enquête sur les pratiques de Malte en matière de TVA et trois individus ont été « mis en examen » pour le meurtre de Daphne Caruana Galizia, sans que sa famille ne soit rassurée sur l’indépendance de l’enquête.
Fabien ESCALONA
MediaPart