Feuilletonner la guerre de position

, par  DMigneau , popularité : 0%

Feuilletonner la guerre de position

Francis Barraud. — « His Master’s Voice » (La voix de son maître), entre 1898 et 1899.

" LaDettePubliqueC’estMal " est un feuilleton de combat ; une contribution littéraire à ce que Gramsci appellerait " la guerre de position " contre l’hégémonie néolibérale. Une affaire de persévérance obstinée qui consiste à attaquer la répétition inlassable des évidences d’une société — la rengaine hégémonique d’une époque.

https://soundcloud.com/user-146154151/ladettepubliquecestmal-preambule

La glu des concaténations automatiques doit être attaquée comme telle. Et le type de déssillement qu’on peut lui opposer doit se jouer dans la matière problématique même : dans ce qui se répète sans plus être aperçu, dans les énoncés collés en " bloc-sens ", répercutés par la multitude des corps " parlant-regardant-écoutant " de tel ordre " socio-politique ".

C’est l’enjeu d’un art critique que d’entreprendre de telles opérations de " révolution perceptives ". De chercher la conversion du regard en travaillant précisément les formations signifiantes automatisées, car c’est la convergence culturelle qui " invisibilise " les rapports de domination.

La langue commune (au sens large, " signifiants " comme régimes imaginaires véhiculés par le son et la vue) a un rôle clef dans le maintien d’une hégémonie. Elle réduit les mises en sens à une seule, celle du " normal ".

Sans appareillage langagier et imaginaire, point de " C’est comme ça ".

https://soundcloud.com/user-146154151/episode-1-ladettepubliquecestmal

Pour que s’opèrent des conversions du " regard politique ", il faut donc aussi perturber la " courroie de distribution " machinale du sens.

Non que le règne du « capitalisme financiarisé » soit intégralement une affaire de " langage-imaginaire " - évidemment - mais c’est bien la langue et son corrélat normatif qui ratifient l’existence et l’action de ses structures.

S’il faut distinguer et défaire ces structures, il faut tout autant attaquer leur " mécanique de validation ". Sans le " radotement collectif " de catégories ad hoc, aucun ordre de domination ne saurait perdurer.

Leçon de Gramsci : la langue donne le sentiment d’une direction commune et efface la réalité d’une domination de certains.

Pas question de dire que la langue est tout : la langue a un effet spécifique qui vient s’ajouter au reste et le verrouiller.

Par " la grâce " du ressassement (du radotage), la perception collective d’une situation socio-politique efface l’assujetissement de certains : qui, parlant la même langue que les dominants, emploient des énoncés qui vont jusqu’à inverser ce qu’ils sentent.

Des énoncés qui leur font un programme de s’anéantir.

C’était l’analyse de Fanon dans " Peau noire, masques blancs " (1) et " Les Damnés de la terre " (2) : je n’invente vraiment rien, je me contente de " marcher dans les pas " de ceux qui ont tiré les conclusions de ces constats.

Le " c’est comme ça " n’existe pas sans la langue et s’il exprime en fait le triomphe d’un groupe sur les autres, il parle tous les agents comme s’ils y gagnaient également.

La propriété privée des moyens de production, la subordination salariale, la délocalisation, l’existence des « marchés financiers » : le " c’est ainsi " capitaliste n’est pas séparable de ses routinisations par la parole.

Pour s’y opposer, il faut aussi s’en " déparler ".

Il y a là un front pour la littérature.

Je propose donc ici une façon de s’y attaquer par " podcasts " interposés, essayer de " déplier " un secteur de la scène discursive qui nous conditionne.

Ce feuilleton prend place dans un travail d’écriture que j’ai commencé ailleurs (3), en essayant d’identifier les contours et les mécanismes de la langue du « capitalisme financiarisé » dans son ensemble.

Car cette langue, qui exprime et renforce la " rationalité économique " débridée par la financiarisation, obéit à une telle cohérence qu’à l’exemple de Klemperer (4), je lui ai donné un nom.

Je l’ai appelée : LCN.

" Lingua Capitalismi Neolibéralis " : " Langue du Capitalisme Néolibéral ".

La LCN, c’est l’ensemble des « appareils langagiers » qui naturalisent l’ajustement aux exigences actionnariales de propriété fluide.

https://soundcloud.com/user-146154151/episode-2-ladettepubliquecestmal-preambule-gramsci

Le discours automatique de " retour à l’équilibre " des finances publiques en est un compartiment. Ce feuilleton s’en prend à ce secteur de la LCN : " LaDettePubliqueC’estMal ".

Énoncé d’un seul tenant, comme tous les discours automatiques : ils sont gelés, " forme-phrases " aux composantes accolées par l’habitude.

J’ai entrepris de " les dégeler ", de défaire leur collage pour faire apercevoir leur logique et le monde qu’ils réalisent.

Dans ces " podcasts " apparaissent donc les porteurs de ce discours, ses " figures de style " : ses " tours de pensée ". Tout ceci attrapé dans la métonymie saisissante d’un " Spécial C’est dans l’air " (France 5) qui a le bon goût, par son nom même, de souligner sa participation à une causalité " atmosphérique ".

Il s’agissait pour moi, précisément, de faire entendre le " gramophone austéritaire " ; le faire entendre, c’est-à-dire le dépouiller de ce " naturel " que la répétition a fini par produire.

Orwell disait : « Le remplacement d’une orthodoxie par une autre n’est pas nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment (5) . »

Or, le disque " LaDettePubliqueC’estMal " passe toujours. Inusable, il traverse la pénurie organisée des lits d’hôpitaux en plein " Covid " comme il a traversé l’équarissage de la Grèce.

Il est là, intact et strident.

Il nous " tympanise " à l’identique, sans presque trouver à s’infléchir de ses démentis les plus éclatants.

Ce disque-là est manifestement multirésistant.

https://soundcloud.com/user-146154151/episode-2-ladettepubliccestmal-les-gouvernants

Alors j’ai trouvé utile de l’attaquer à mon tour — littérairement.

Le premier confinement m’a convaincue de l’utilité de partager ce démontage littéraire de la scène discursive de la " rigueur ".

Pierre Moscovici dans sa énième incarnation austéritaire - à la « Cour des comptes », cette fois (6) - et le nouveau confinement font l’occasion pressante de la reprise du feuilleton.

Sandra LUCBERT

blog.mondediplo.net

Notes :

(1) Franz Fanon, " Peau noire, masques blancs ", Seuil, Paris, 2015.

(2) Franz Fanon, " Les Damnés de la Terre ", La Découverte, Paris, 2014.

(3) Sandra Lucbert, " Personne ne sort les fusils, Fiction et compagnie ", Seuil, Paris, 2020.

Lire Marina Da Silva, « Des morts qui “gâchent la fête” », Le Monde diplomatique, novembre 2020.

(4) Victor Klemperer, " LTI, La langue du IIIe Reich ", Pocket, 2003.

(5) Georges Orwell, " Essais, articles, lettres " - Volume 3 (1943-1945), traduction d’Anne Krief et Jaime Semprun, Ivrea, 1998.

(6) Comme ces acteurs qui ont joué " tout Shakespeare ", Pierre Moscovici aura tenu tous les rôles de l’orthodoxie des « finances publiques » – il y a des gens, comme ça, qui se consacrent à faire vivre de " grandes choses ".

Inlassablement.