Edgar Morin Face aux périls totaux, « nous devons changer de pensée »

, par  DMigneau , popularité : 64%

Edgar Morin Face aux périls totaux, « nous devons changer de pensée »

Après " l’Aventure de La Méthode " (1), le philosophe et sociologue Edgar Morin publie 
" Penser global " (2). Notre rédacteur en chef d’un jour salue la naissance d’« une nouvelle conscience planétaire » d’une « Terre-patrie » appartenant à notre espèce humaine.

Pierre Chaillan : Vous qui avez écrit " Terre-Patrie " (3), comment avez-vous réagi en regardant ces images d’hommes, de femmes et d’enfants qui meurent de vouloir vivre ?

Edgar Morin : La conscience d’une communauté humaine dans la «  Terre-patrie  » est de plus en plus une nécessité quand on voit les réfugiés perdre leur patrie à la suite de famines, de guerres, d’atrocités. Les refuges sont si difficiles à trouver qu’il faut la mort tragique d’un enfant pour provoquer une sorte de réveil de la compréhension et d’accueil.

La " Terre-patrie " signifie que tous les êtres humains partagent une même communauté de destin et que nous sommes inter solidaires devant les mêmes périls vitaux d’une biosphère menacée (réchauffement climatique, multiplication des armes atomiques, économie incontrôlée, domination de la finance, fanatismes en progression…).

L’humanité dans son ensemble est menacée. Et si les habitants des nations européennes sentaient profondément en eux-mêmes que la Terre est leur patrie, ils verraient ces réfugiés comme des compatriotes humains et des citoyens d’une même planète et seraient ouverts pour les accueillir.

Cette humanité manque terriblement, comme nous l’avons observé de la part de l’Union européenne à l’égard de la Grèce. Il y a, au contraire, la peur que suscite le fantasme d’une invasion de hordes barbares. Il s’agit de quelques dizaines de milliers de malheureux qui viennent sur un continent de 350 millions de personnes. Il faut du cœur et non la peur.

Pierre Chaillan : L’actualité frappe à la porte de l’humanité en termes de survie. Cela est également vrai du défi climatique ?

Edgar Morin : La question climatique est un élément parmi d’autres dans l’ensemble des menaces écologiques. La prise de conscience est très lente ! Les politiques et les États vivent au jour le jour. La croissance du péril contribue à cette prise de conscience, bien qu’elle soit fortement freinée par l’intervention des lobbies.

Le réchauffement climatique est le dernier élément de connaissance dans le problème encore plus global de la destruction de la vitalité de la planète comprenant la déforestation, le déchaînement de l’agriculture industrialisée, l’élevage productiviste, etc. Devant ce défi global, nous ne voyons souvent que des petites réformes insuffisantes. La domination des grandes entreprises dans l’agroalimentaire fait que nous continuons à consommer et, surtout, donnons à nos enfants des produits malsains. Il y a un effort de réflexion à réaliser sur cet ensemble qui touche à la fois la nature et l’humanité elle-même.

Pour la conférence COP21 qui va se tenir à Paris, je suis de ceux qui voudraient qu’elle ait des résultats, mais je crois qu’ils seront minimes. Deux éléments sont nouveaux : la prise de conscience du pape François et le fait que, sur la fin de son mandat, le président Obama agisse. Ceci est à saluer mais j’ai peur que l’on arrive au bord de l’abîme ou presque trop tard. Il faut donc encourager toutes les initiatives, comme l’action de Nicolas Hulot dans notre pays. Les résistances sont puissantes, elles viennent de la sclérose de la pensée politique, du somnambulisme généralisé et de la toute-puissance aujourd’hui du pouvoir financier.

Pierre Chaillan : Dans " Penser global ", qui vient d’être publié, vous en appelez à penser «  l’humain et son univers  » …

Edgar Morin : Oui. Nous devons changer de pensée. Aujourd’hui, tout est dominé par le calcul et la quantification. Le profit, les statistiques, les sondages d’opinion, le PIB, la croissance : tout ce qui est humain est traduit en chiffres. Mais les chiffres ne comprennent ni la souffrance, ni la joie, ni l’amour, ni la peine.

Nous sommes traités comme des objets. Les experts donnent à nos gouvernants des éléments qu’ils manipulent sans savoir de quoi il s’agit. D’autant plus que nous subissons une connaissance compartimentée. La réalité est scindée en différentes parties : les démographes, les économistes, les religieux, etc. Les gouvernants sont incapables d’en faire la synthèse.

«  Penser global  », c’est penser le global, mais dans ses relations entre le tout et les parties. Sans arrêt, le global et le local interfèrent. Il faut échapper aux pensées simplifiantes.

Pierre Chaillan : Dans un monde confronté à de graves crises et conflits de tous ordres, existe-t-il une issue de progrès ?

Edgar Morin : J’ai écris " la Voie " (4), il y a quelques années pour montrer que le vaisseau spatial Terre suit une voie catastrophique : il n’y a pas de pilote et tous les processus sont absolument incontrôlés ! Même le développement de la science, tellement bénéfique d’un côté, reste, de l’autre, non contrôlé. À tel point que les chantres de ce développement technico-scientifique prônent aujourd’hui la trans humanité, voire la post humanité !

Il est vrai que l’on pourra, non pas acquérir l’immortalité – ce mythe totalement absurde –, mais vieillir tout en restant jeune et donc améliorer la vie. Mais ces améliorations n’ont de sens que s’il y a des transformations sociales et politiques générales.

On ne peut pas prolonger la vie des riches qui interdiraient aux autres de faire des enfants parce que la Terre serait saturée. Si nous ne changeons pas de voie, si on n’humanise pas la planète, on est amené à vivre des catastrophes prévisibles et des nouvelles formes d’inégalité, de domination et d’oppression. La " Terre-patrie " (et non une super-nation terrestre) doit être conçue comme une confédération de nations respectueuse des patries afin de prendre en main les problèmes fondamentaux.

Pierre Chaillan : Face à la «  complexité des processus enchevêtrés de la mondialisation  », les «  révolutions d’aujourd’hui  » sont, pour vous, «  des voies réformatrices  ». Pouvez-vous en définir certaines ?

Edgar Morin : À problème complexe, réponse complexe. Par exemple, la réponse n’est pas de choisir entre la croissance et la décroissance, mais de voir ce qui doit croître (l’économie " écologisée ", la santé, la solidarité) et ce qui doit décroître (l’économie de la frivolité, de la dépense absurde, des objets à obsolescence programmée, etc.).

Croissance/décroissance, on doit donc prôner les deux.

De même, alors que la mondialisation permet de communiquer partout, de partout, sur cette planète, jamais le monde n’a été aussi fragmenté. L’unification «  techno-économique  » a provoqué une balkanisation culturelle, ethnique, religieuse. Les gens ont peur de perdre leur identité, alors que l’avenir est incertain. Nous sommes dans une situation de régression morale et humaine. Le seul accroissement des forces matérielles tel qu’il se fait conduit à une dégénérescence des réalités spirituelles.

Il faut développer mais il faut aussi maintenir les " enveloppements " : les communautés, les solidarités, ou les médecines traditionnelles qui doivent se combiner à la médecine contemporaine.

Développement/enveloppement.

Si on regarde de cette façon également : mondialisation/démondialisation. Il faut sauver les territoires. Lorsque la mondialisation crée des déserts humains, agricoles, industriels, il faut réagir. Plus le global se renforce, plus nous avons besoin de local. En suivant cette norme, on va " réhumaniser " la mondialisation.

Pierre Chaillan : Comme vous le réaffirmez dans " l’Aventure de La Méthode ", la complexité, loin de vous désarmer, semble au contraire stimuler votre foi de « participer à l’émancipation du genre humain ». Qu’est-ce qui conforte ce combat ?

Edgar Morin : La complexité n’est pas une réponse mais un défi auquel nous sommes confrontés. Ce qui me motive, c’est de savoir que je suis une toute petite particule de l’aventure gigantesque de l’espèce humaine, commencée il y a des millions d’années. Cette aventure a toujours été inattendue et le sera encore… Mais jamais l’humanité n’avait connu des périls totaux. Il y avait bien des guerres meurtrières, mais aujourd’hui, le péril est total, avec notamment l’arme nucléaire.

Dans ce contexte, le sentiment de solidarité doit émerger. Je me sens français, méditerranéen, européen, mais je fais aussi partie de l’espèce humaine. C’est cela qui me pousse en avant. Il ne s’agit pas de décréter un «  citoyen du monde  » abstrait mais au contraire de reconnaître la diversité des humains dans l’unité.

Pierre Chaillan : Qu’est-ce que l’humain ?

Edgar Morin : Je définis l’humain dans une trinité : individu-société-espèce. L’humain, ce sont les trois instances inséparables. L’espèce est en nous à travers les gènes, comme nous sommes dans l’espèce. Nous nous reproduisons par l’accouplement, tout en étant le produit d’un accouplement. Nous sommes à la fois produit et producteur.

De même pour la société, nous la produisons dans nos interactions mais la société qui a émergé avec sa culture, son langage, rétroagit sur nous. Si nous avons conscience de cette inséparabilité, en tant que citoyens, nous jouissons de droits et de libertés et, en même temps, nous avons des devoirs envers notre communauté.

Ma conception de l’individu est fondée sur le sujet «  je  » égo-centré et, en même temps, il a besoin d’un «  nous  ». En naissant, nous avons besoin des autres, de leur amour. Être humain, c’est à la fois épanouir son «  moi  », mais toujours dans la communauté. C’est d’ailleurs une aspiration qui traverse toute l’histoire humaine, qui s’est incarnée dans le socialisme et le communisme et va s’incarner sous des formes nouvelles. C’est la vérité humaine à laquelle je suis attaché.

Pierre Chaillan : En termes de civilisation, vous parlez de «  métamorphoses  » ?

Edgar Morin : On croit ce terme de " métamorphose " réservé aux insectes alors que nous nous métamorphosons dans le ventre de notre mère pour passer d’amphibies à la vie aérienne.

L’histoire est par ailleurs une série de métamorphoses.

L’humanité a d’abord existé sous la forme de petites communautés de chasseurs-cueilleurs. Dans certaines parties du globe, leur rassemblement a constitué quelque chose de nouveau : l’État, l’agriculture, les villes, etc. Si vous regardez l’Europe médiévale et l’Europe d’aujourd’hui, vous voyez bien la métamorphose, parfois pour le bien et d’autres moins bien.

Toutes les réformes peuvent aboutir à une métamorphose planétaire. C’était l’objectif du socialisme et du communisme qui reposaient sur une vision internationale. Ce n’est pas parce que l’on a oublié cet internationalisme qu’il est invalidé. Au contraire, la communauté de destin planétaire le rend de plus en plus urgent. Il y a besoin, au niveau de la planète, d’institutions, qui, au-delà de l’ONU, respectent les libertés, tout en créant des gouvernances qui permettent d’aller de l’avant.

Pierre Chaillan : Après avoir qualifié votre démarche de «  pensée complexe  », vous évoquez une «  pensée globale  ». Est-ce une manière de relancer le projet d’émancipation humaine ?

Edgar Morin : L’émancipation humaine se pose aujourd’hui au niveau global. Bien entendu, un processus peut commencer localement et se déployer ailleurs. Un message comme celui de Jésus ou de Bouddha est né localement et il est ensuite devenu universel. Moi, je l’appelle " Terre-patrie ". Une nouvelle conscience planétaire naît un peu partout à l’heure actuelle, mais elle n’est pas encore devenue une force historique.

Pierre Chaillan : Vous finissez votre ouvrage par «  le commencement du commencement  ». Cette indication peut donner du cœur à l’ouvrage, mais elle peut aussi faire peur devant l’ampleur de la tâche…

Edgar Morin : Oui, je pense que nous en sommes aux préliminaires… L’humanité a toujours rencontré des défis. Cela peut faire peur mais cela peut donner de la volonté. Moi, ça me donne de la volonté.

Entretien réalisé par Pierre Chaillan

L’Humanité

(1) Éditions du Seuil, mai 2015, 176 pages.

(2) Éditions Robert Laffont, septembre 2015, 180 pages.

(3) Avec Anne-Brigitte Kern, éditions du Seuil, 1993, réédité en 2010 chez Points Essai, 243 pages.


(4) Éditions Fayard, 2012, 544 pages.