Tiers payant : l’intox d’une médecine libérale radicalisée
Tiers payant : l’intox d’une médecine libérale radicalisée
Lors de leurs élections professionnelles, les médecins libéraux se sont tournés vers des syndicats arc-boutés sur un exercice individualiste et passéiste. Ces organisations ont mené sur les réseaux sociaux une campagne très agressive, avec un point de fixation : la généralisation du tiers payant. Prochain objectif : retourner l’opinion publique.
« 40 % de participation, c’est mauvais signe. Les excités sont allés voter, les autres n’ont même pas pris la peine de renvoyer l’enveloppe, pourtant affranchie. Le paysage syndical est balkanisé, je suis très pessimiste. »
C’est le commentaire clairvoyant, « sans langue de bois » donc « off », exprimé jeudi soir, à la veille du dépouillement des élections professionnelles des médecins libéraux, par un fin connaisseur du syndicalisme médical.
Les résultats lui ont donné raison : les syndicats les plus radicaux gagnent du terrain. Chez les généralistes, le syndicat " MG France ", étiqueté à gauche, reste en tête et gagne même du terrain dans certaines régions.
En revanche, le syndicat médical historique, la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF), recule au profit de deux syndicats alliés entre eux : d’une part la Fédération des médecins de France (FMF), infiltrée par les membres d’une association qui mobilise depuis des mois contre la généralisation du tiers payant ; d’autre part " le Bloc ", syndicat des chirurgiens, anesthésistes et gynécologues libéraux, qui défendent avant tout leurs dépassements d’honoraires.
Leur victoire aux élections n’est qu’une étape : dans l’intimité des cabinets médicaux, les médecins veulent retourner l’opinion publique, favorable à 60 % à la généralisation du tiers payant, selon des sondages concordants.
La CSMF a élaboré un tract à diffuser largement. À cause du tiers payant, « mon médecin aura moins de temps pour m’écouter et me soigner à cause du travail administratif supplémentaire », est-il écrit. Cette crainte largement exprimée par les médecins est légitime et elle est entendue par l’État et l’assurance maladie qui ont promis à de multiples reprises pour 2017 un système « fiable, rapide et simple », comme l’a expliqué une nouvelle fois Nicolas Revel, le directeur général de l’assurance maladie, jeudi dernier.
Les arguments ensuite développés par ce tract relèvent en revanche de la désinformation :
par la faute du tiers payant et de la loi de santé, « je ne choisirai plus mon médecin généraliste »,
« je ne choisirai plus les autres médecins spécialistes »,
« mon médecin ne pourra plus prescrire librement ce qui est bon pour ma santé »,
« le tiers payant a un coût mais c’est moi qui vais le payer »,
« mes données de santé ne seront plus soumises au secret »,
« finalement, ce qui sera bon pour ma santé sera décidé par l’administration et les mutuelles ».
Ces accusations sont infondées. Le projet de loi de santé ne contient aucune mesure laissant craindre un tel niveau de coercition. « C’est un discours fantasmatique qui rencontre un écho dans une profession en souffrance », explique Claude Leicher, le président de MG France. « Mais c’est le coup d’après ! » s’énerve Luc Duquesnel, le président de l’Unof, la branche généraliste de la CSMF, qui vient de payer très cher sa radicalisation.
Depuis des mois, la CSMF court après une organisation informelle, très active sur les réseaux sociaux : L’Union française pour une médecine libre (UFML). Les syndicats traditionnels ont été débordés par ses « attaques excessives, son langage débridé, qui rappellent les discours des franges les plus extrémistes de la société. Je ne vous raconte pas tout ce que je reçois par mail, par courrier. Ma femme est catastrophée », se confie Jean-Paul Ortiz, le président de la CSMF. « Nous sommes bordéliques, irrespectueux, impertinents », se défend le fondateur de l’UFML, le médecin généraliste Jérôme Marty.
L’histoire de cette association permet de mieux cerner ses soubassements idéologiques. L’UFML est née en 2012 contre l’avenant 8 à la convention médicale qui encadre les dépassements d’honoraires des médecins. Au départ, c’est un mouvement de “ médecins pigeons ” initié par un chirurgien plastique niçois, Philippe Letertre (liftings, rhinoplasties et autre augmentations mammaires).
Mais lorsque ces “ pigeons ” se rapprochent du mouvement pour la désaffiliation de la sécurité sociale, proche de l’extrême droite, Jérôme Marty prend ses distances et crée l’UFML. L’association milite ensuite contre les réseaux de soins des complémentaires puis contre le projet de loi de santé et sa mesure emblématique : le tiers payant.
Il était jusqu’ici difficile de mesurer l’influence réelle de l’UFML : le compte Facebook de l’organisation ne compte que 2 000 membres, son compte twitter un peu plus d’un millier. « C’est un tigre de papier », disait le président de la CSMF jeudi soir. Ces élections prouvent le contraire. Contempteur des syndicats, le président de l’UFML Jérôme Marty a fait volte-face pour prendre la tête de la liste de la FMF en Midi-Pyrénées-Languedoc-Roussillon.
Dans le collège des généralistes, il finit en tête avec 32 % des voix. La vice-présidente de l’UFML, la gynécologue Dominique Thiers-Bautrant est la tête de liste FMF des spécialistes en Provence-Alpes-Côte-d’Azur et elle a remporté 27 % des voix.
« Les médecins sont payés par l’assurance maladie »
Avant de faire un carton aux élections, l’UFML a fait parler d’elle, beaucoup :
lugubre mise en scène devant le ministère de la santé de la réelle « vague de burn out et de suicides » chez les médecins, largement reprise par les médias ;
ministre de la santé affublée du sobriquet MST qui a inspiré de très nombreux slogans sexistes (« carabins », disent les médecins) sur les réseaux sociaux et dans les manifestations du printemps dernier ;
techniques de déstabilisation proches du harcèlement contre ceux qui les contredisent.
L’économiste de la santé Brigitte Dormont est, par exemple, devenue leur bête noire depuis des propos polémiques tenus sur France Culture en avril dernier. Elle a ainsi apporté son soutien à la généralisation du tiers payant, « une mesure extrêmement structurante (…). C’est d’une certaine manière la mort annoncée de la médecine libérale, ce qui est une bonne chose, car du moins dans son cahier des charges extrémiste de 1928, elle est incompatible avec un système d’assurance maladie comme le nôtre, qui se donne pour ambition de donner un accès aux soins à tous. Les médecins sont payés par l’assurance maladie qui est financée par des prélèvements obligatoires. Les médecins ont en charge un service public et ont des obligations : avoir une localisation qui fait que tous aient accès à un médecin sur territoire, faire des soins à un tarif opposable (…). L’intérêt principal du tiers payant est que les circuits financiers vont changer (…). Ça change tout, cela rend [les médecins] dépendants du financeur ».
À la suite de ces propos, Brigitte Dormont a été assaillie de mails de médecins, trollée sur internet par de nombreuses vidéos et de nombreux articles de blogs (jusque sur le Club de Mediapart) la mettant vivement en cause.
L’UFML est le « Ça » de la médecine libérale : elle exprime, sans filtre, de très vieilles pulsions. Dans son ouvrage " Démocratie sanitaire ", le responsable de la chaire santé de Sciences-Po et conseiller d’État Didier Tabuteau explique que l’identité collective de cette profession s’est construite dès la fin du XVIIIe siècle « sur le refus de l’ingérence administrative, sur la méfiance à l’égard des collectivités publiques et sur la sacralisation de l’isolationnisme professionnel ».
Jusqu’à la caricature, l’UFML incarne cette frange de la médecine libérale, par exemple dans cette vidéo avec beaucoup d’instruments à cordes en fond sonore :
https://www.youtube.com/watch?v=7_c-smm9wsU&feature=player_embedded#t=0
« Il est des moments où l’histoire vous appelle », explique sans rire du tout l’organisation. Ce moment critique qui advient est, selon l’UFML, celui où « la loi de santé fait de l’État le responsable de la politique de santé, elle met en place le tiers payant généralisé, rend le médecin dépendant du financeur et surveille sa pratique ».
Rappelons que c’est déjà le cas. En plus du paiement de la consultation, les médecins reçoivent un forfait substantiel (5 000 euros par an en moyenne) s’ils respectent des « objectifs de santé publique » :
informatisation du cabinet,
prescription de médicaments génériques,
vaccination des plus de 65 ans contre la grippe,
dépistage du cancer du sein, etc.
Ils sont également contrôlés par les médecins conseils de l’assurance maladie s’ils prescrivent trop de médicaments pour les personnes âgées (10 % des plus de 75 ans se voient délivrer plus de 10 molécules par mois…), de transports sanitaires, etc.
Un autre type de contrôle exaspère à raison les médecins : celui des arrêts de travail.
Une histoire, récemment racontée dans la presse médicale, a ému la profession : une médecin généraliste de la Marne a reçu un courrier de l’assurance maladie, qui considérait qu’elle arrêtait trop ses patients, « beaucoup de gens travaillant à l’usine, pétés de partout », explique-t-elle. Suite à une discussion avec un médecin conseil de l’assurance maladie, qui a pourtant cherché à la rassurer, elle a cessé son activité libérale. « Elle ne me connaît pas ! Elle ne sait pas comment je travaille ! »
« Les médecins sont différents des autres gens »
Le mal-être des médecins est également très grand dans de nombreux territoires ruraux et semi-ruraux, en voie de désertification, parfois avancée.
Dans ces territoires, une soixantaine de collectifs locaux de médecins, surtout des généralistes, se sont multipliés depuis le printemps dernier. Par exemple à Roanne (Loire), « nous avons deux fois moins de médecins généralistes que la moyenne nationale. Nos conditions de travail sont très dégradées », explique Bruno Pagès, membre du " Printemps Roannais ". Autour de Longwy (Meurthe-et-Moselle), « la population médicale vieillit, il n’y a plus d’installation de jeunes médecins. A 54 ans, je suis le plus jeune du secteur », renchérit le généraliste Frédéric Scheiber.
Étrangement, ces collectifs ne se mobilisent pas pour améliorer leurs conditions d’exercice et attirer de jeunes professionnels. Ils manifestent et se mettent en grève contre le projet de loi de santé qui touche « au plus profond, à la déontologie de notre métier », explique le Dr Scheiber, par ailleurs proche de l’UFML.
Il est aussi question d’amour, comme l’écrit le Dr Scheiber dans un SMS envoyé pour clore l’interview : « Les médecins sont différents des autres gens. Ce n’est pas de la prétention, mais notre destin. On fait de notre mieux pour vous. À chaque instant. Et cela nous épuise quand les soutiens nous manquent. »
Seulement, des preuves d’amour, les médecins libéraux en reçoivent beaucoup, au moins au niveau financier : depuis deux ans, l’enveloppe budgétaire de la médecine de ville est plus dynamique que celle de l’hôpital. Ils ont bénéficié ces dernières années de nombreuses revalorisations : rémunérations sur objectifs de santé publique, forfait médecin traitant, prise en charge des cotisations sociales des médecins qui modèrent leurs dépassements d’honoraires, nouveaux modes de rémunération de l’exercice groupé, etc.
Elles sont justifiées : les professionnels de santé de ville sont les seuls capables de limiter les recours abusifs à l’hospitalisation et de permettre le maintien à domicile des malades chroniques pour le bien des patients et celui des finances publiques. Mais pour y parvenir, ils doivent accélérer leur réorganisation en collectifs de professionnels de santé : médecins, infirmières, kinésithérapeutes, pharmaciens, etc. Mais là encore, les ultras de l’UFML résistent à ce mouvement en refusant de collaborer, sur un pied d’égalité, avec des professions jugées subalternes.
D’autres craintes sont projetées sur le tiers payant, également fondées, mais qui n’ont rien à voir avec ce projet de loi.
Il y a le respect du secret médical à l’heure de l’ouverture des données numérisées de santé de l’assurance maladie, prévues par l’article 47 du projet de loi de santé. La vigilance doit rester constante, mais cet article pose de nombreux garde-fous : les données de santé devront être exploitées dans un objectif « d’intérêt public ». Elles seront préalablement rendues anonymes et si des recoupements sont techniquement possibles pour retrouver le dossier médical d’un individu, la violation du secret médical reste sévèrement punie par la loi.
De même, les médecins sont légitimement inquiets face aux velléités des complémentaires d’encadrer leurs pratiques. Le plus ambitieux en la matière est Guillaume Sarkozy, président de l’institution de prévoyance Malakoff Médéric, le n°2 des contrats santé collectifs en entreprise (6,4 millions d’assurés, 3,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires) qui explique publiquement qu’il souhaite « contrôler les gestes médicaux », « accéder aux données individuelles des assurés », « adapter les cotisations aux comportements individuels des assurés », etc.
Mais rien dans le projet de loi de santé ne satisfait ses folles ambitions. La loi interdit aux complémentaires de contractualiser avec les médecins dans le cadre de leurs réseaux de soins qui orientent leurs assurés vers des dentistes, des opticiens ou des audioprothésistes qui se sont engagés à modérer leurs prix.
Étrangement, Guillaume Sarkozy n’a jamais été publiquement attaqué par l’UFML, encore moins trollé sur internet. Son profil sur Google se porte très bien, à la différence de celui de Brigitte Dormont, simple universitaire.
Peut-être ne faut-il pas compromettre l’avenir ?
Le président de l’UFML, Jérôme Marty, est le directeur d’une clinique privée qui pratique le tiers payant avec « la plupart des mutuelles complémentaires ».
La vice-présidente de l’UFML, la gynécologue Dominique Thiers-Bautrant, est cogérante de la société d’exercice libérale W Surg au chiffre d’affaires de 1 million d’euros (2012). Un certain Eric Bautrant, lui aussi gynécologue libéral, en est le dirigeant. Cette société gère le Centre médical de l’avancée à Aix-en-Provence où Éric Beautrant et Dominique Thiers Beautrant consultent, en secteur 2. Ils partagent également leur activité dans plusieurs cliniques privées.
C’est bien l’UFML qui hurle le plus fort contre « la privatisation du système de santé ».
Caroline Coq-Chodorge
MediaPart
Ps :
Deux erreurs factuelles se sont immiscées dans cet article, soulignées par les lecteurs. Je tiens ici à les corriger et à préciser mes propos.
1- La rémunération sur objectifs de santé publique perçue depuis 2011 par les médecins libéraux ne leur rapporte pas « environ 5 000 euros par mois », mais environ 5 000 euros par an, naturellement.
Pour être précis, en 2014, 89 000 médecins libéraux ont perçu 4 215 euros par an en moyenne, selon le dernier bilan de l’assurance maladie. Les médecins généralistes sont les plus favorisés par ce dispositif : ils ont reçu en 2014, 6 264 euros en moyenne.
2- Dominique Thiers Bautrant n’a pas conduit la liste du " Bloc " en Rhône-Alpes. Puisqu’elle exerce à Aix-en-Provence, c’est en région Paca qu’elle a conduit la liste FMF.
En revanche, je persiste et je signe : Dominique Thiers-Bautrant est bien la cogérante de la société d’exercice libérale W Surg au chiffre d’affaires de 1 million d’euros (2012). Un certain Eric Bautrant, lui aussi gynécologue libéral, en est le dirigeant. Ces informations sont publiques via Infogreffe .
Cette société gère le Centre médical de l’avancée à Aix-en-Provence où Éric et Dominique Beautrant consultent, à temps partiel avec une activité en clinique privée (Clinique Axium pour Dominique Thiers-Beautrant, Clinique Axium et Clinique Toutes Aures à Manosque). Tous deux sont des médecins exerçant secteur 2, qui pratiquent donc des dépassements d’honoraires, jusqu’à deux fois le tarif de la sécurité sociale.
Le cumul de ces différentes activités est bien sûr parfaitement légale. Je souligne simplement la contradiction qu’il y a à dénoncer, contre toute raison, le tiers payant comme une mesure de « privatisation du système de santé » quand on évolue, avec beaucoup d’aisance, dans le secteur privé du système de santé en profitant pleinement de la liberté d’installation et d’honoraires.