Testé pour vous : il n’y a pas de sex-shop à Molenbeek

, par  DMigneau , popularité : 69%

Testé pour vous : il n’y a pas de sex-shop à Molenbeek

Tu vas quitter Bruxelles, Bruxelles-Ville, le canal s’étire devant toi, gris, insane, de l’autre côté, c’est Molenbeek, terre mythique, lieu maudit où les scorpions n’osent sortir seuls la nuit, où se prépare le jihad, où naissent, vivent, croupissent, s’épanouissent, baisent, meurent des gens, des citoyens, des électeurs, des immigrés, des sans-papiers, des malabars, des réfugiés, des noirs, des blancs, des jaunes, des bronzés, des endettés, des flics, des vieilles aux chats, des gamins débondés, des filles, des jolies, des moches, intellectuelles, pétasses, des poissonnières, des vénales, des greluches, des michetons, et… toi, t’habites à côté, 20 mètres, tu nous le cachais ?

Audrey Hepburn est née à Ixelles, plus loin, plus haut, quartier chic, femme chic, ça correspond. Laura Smet, tu sais où elle est née ? Ce ne serait pas ici par hasard... Ah non, merde ! C’est Neuilly. Reste Béatrice Dalle, dans une vie ultérieure, elle a le look, elle te fait bander, hein ? Tu respires un grand coup, une dernière bolée d’oxygène chrétien et tu y vas, mon salaud : tu entres dans Molenbeek.

Bien sur, tu t’es renseigné. T’as lu les journaux : Libé, regardé la télé. Tu as, par un soir d’effervescent rêve étoilé, déniché une annonce immobilière, appart de standing, duplex, triplex, quintuplex, piscine intérieure, vue sur le canal, finitions de qualité, investisseur exigeant, 570 m2. Tu as tiqué sur le prix, deux millions trois. Tu t‘es dit qu’il fallait au moins être émir pour s’offrir semblable guinguette ou ami de Sarkozy, proprio d’un club de foot, pas ramasseur de cadavres posant pour la propagande de Daesh.

T’as saisi, d’emblée, des Molenbeek, c’est pire encore que ce qu’en susurre le Figaro à ses lecteurs. Tu imagines leur tronche. Elle se dessine dans ta cervelle, en filigrane, tremblotants, en sueur : ils adorent ! Ils en ont besoin, ça les aide à penser, des Molenbeek, il y en a plusieurs.

Le premier au portillon, c’est Tour et Taxi, le canal, quartier en mutation d’après le mec de l’immo : achetez maintenant, ça monte, ça monte, nous constatons une tendance de fond vers la gentrification, blabla des sociologues. Le pognon a donc traversé le canal, glissement tectonique, lent, irréversible.

En surface, cela se traduit par l’éviction des studios miteux empilés dans de vieux hangars, au revoir les marchands de sommeil. Rénovation, ravalement des façades, aménagement de lofts, arrivée des couturiers anversois, on murmure que Dries Van Noten...

Certes, au marché du jeudi, les pauvres, les sans-dents, trouvent encore des serviettes de bain marquées Hôtel Royal Mansour Marrakech à 2 €, des fripes importables - ils les portent - des légumes vendus en vrac, mais les riches, qui ont réellement séjourné au Mansour à 1.000 € la nuit y ont volé une serviette-souvenir, sont passés l’air détaché devant le portier déguisé en spahi XIXe siècle (c’est mieux que l’habituel amiral guatémaltèque), ceux-là qui en rachètent une deuxième, en riant - à ce prix-là, ce serait un crime - ils disposent maintenant d’un épicier italien, de quelques légumiers qui alternent le " Bonjour Monsieur " avec l’inévitable " Salam Aleykoum ", un boulanger flamand, un fromager, du lait frais, rien que des œufs de ferme. Bientôt viendra le bio.

Tu t’enfonces plus profond, chaussée de Gand.

C’est la rue commerçante : rien que des boutiques arabes, un peu de pakis, pour la forme, faut se diversifier. Tu entres dans l’une, supérette, tu achètes de la feta grecque et des olives turques, noires, elles sont très bonnes - turques mais bonnes - t’as noté les prix, sûr qu’ils vont te voler à la caisse.

Eh bien non, on te vole pas !

A côté, on vend des mini-jupes, pas chères, des jeans ajustés, déchirés à hauteur des genoux.

En face, ouf, tu ne t’es pas trompé : djellabas, voiles, littérature édifiante, la prière de la musulmane, le Coran expliqué aux enfants - rien sur les bombes - des bâtons d’encens qui puent, plus loin, caftans traditionnels, surpiqués de strass (600 €), tu peux les louer une centaine d’euros pour le mariage de la cousine de ta cousine.

Tu déambules devant la vitrine d’un marchand de costards, regardes le complet rouge-brique sur le mannequin, sa chemise noire et la cravate fine en cuir blanc. Tu remarques quelques grands immeubles de logements sociaux, beaucoup de maisons deux trois étages, divisées en appartements, l’habitat semble souvent ancien, pas dégradé, une multitude de snacks, hallal en grosses lettres à toutes les devantures, des coiffeurs à 5 €, des antennes paraboliques, çà et là : irruption de la couleur, architecture contemporaine, parfois, c’est superbe.

Tu arrives aux « Étangs Noirs » : coiffeur, boucherie hallal - encore une boucherie hallal - et une autre, ah, à droite aussi, paraît que les amateurs de viande hallal, leurs rejetons, font commerce de substances moins recommandées près de l‘entrée du métro, va savoir !

A côté d’une banque marocaine et d’une boucherie islamique – je suis un peu plus cher que les autres, mais je travaille la qualité - s’est ouvert récemment un snack qui ne sert pas de frites congelées passées dans une huile qui ressemble à du mazout, mais de la charcuterie andalouse, hallal bien sûr, tu essaies leur saucisson d’agneau, trop cher, le fromage de chèvre bio andalou hallal est parfait.

Si tu poursuis - tu le fais, tu t’obstines - tu aboutis au chemin de fer, frontière du troisième Molenbeek ; celui des Belges belgo-belges. Des kilomètres d’immeubles, Résidence Versailles, Monaco, Reine Astrid, tous les mêmes... Nous rappelons aux habitants qu’il est interdit de pendre du linge sur les balcons ou d’y allumer des barbecues signé « votre syndic dévoué ». Guère de commerces, quelques pharmacies, une station d’essence, la première boulangerie est à mille lieues, faut un GPS.

C’est alors qu’une lumière chaude, orangée, affleure dans ton esprit. Tu ne vois que de belles avenues aérées, sans dépôts clandestins, la voirie est impec, à Molenbeek, l’ancien fief du socialiste Moureaux, l’homme par qui tous les maux se seraient répandus.

Exactement comme dans l’arrondissement voisin, ici on dit « la commune », fief de droite. Probable que Moureaux, resté maire trop longtemps, l’a jouée démago, fermé les yeux, caressé la communauté immigrée dans le sens du poil, versé des subventions peu désintéressées, probable, probable, mais le parallèle avec la commune d’à côté, celles où tu habites en fait, te turlupine, c’est chou rouge et bleu chou et tu comprends que, si il n’y a pas d’argent pour les quartiers à forte densité immigrée, c’est parce qu’ils ne votent, ne votaient pas, ne se présentaient pas aux élections.

Cela change, Moureaux a été renversé, par un retournement d’alliance dû à un élu d’origine marocaine, justement. La droite sera-t-elle meilleure ? La droite est de droite. Mais à ce niveau pragmatique.

Donc, il y a de l’espoir. Et tu souris.

Dans le Molenbeek pauvre, les kiosquiers ont fermé boutique, des mosquées les ont remplacés, des églises aussi, des assemblées évangéliques, installées dans des garages, pour les Africains. C’est fou ce qu’on prie à Molenbeek, en se prosternant, en chantant, en levant les bras, les mains, en embrassant le voisin.

Dans une ruelle pavée, derrière l’église principale, très belle, moderne, en béton, officie un muezzin. Comme dans les films. Le bio est apparu. Ne manque qu’un sex-shop. Si tu dois offrir des boules de geisha à ta copine, ne subsiste que le recours à un pote radicalisé : lui emprunter une grenade, cachée dans le bac à légumes, entre les pommes-de-terre et les courges rondes, c’est pour s’envoyer en l’air, mon ami, mon frère.

Éric Gillot

Le Grand Soir

(Photo : Tour et Taxi, ancien bâtiment de dédouanement, XIXe siècle)