Reconfinement en Turquie : " La colère monte "

, par  DMigneau , popularité : 0%

Reconfinement en Turquie : " La colère monte "

Isa Terli / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Le pays d’Erdogan a décidé de reconfiner son territoire pour la troisième fois jusqu’au 17 mai, malgré une campagne de vaccination bien entamée. Un échec pour l’autocrate, qui se targuait d’une bonne gestion de la pandémie jusque-là.

Avec le plus haut taux de contamination d’Europe, la Turquie n’arrive plus à endiguer l’épidémie de " Covid-19 ". Le gouvernement a donc décidé de mettre le pays " sous cloche " jusqu’au 17 mai.

" Nous devons réduire rapidement le nombre des cas à moins de 5 000 par jour pour ne pas être en retard par rapport à l’Europe qui entame une période de réouverture ", a déclaré le " Reïs ".

En plein mois de ramadan, et alors que l’économie turque " plonge ", commerces et entreprises " non essentiels " vont devoir fermer boutique.

Recep Tayyip Erdogan a d’abord annoncé, mardi 27 avril, que les ventes d’alcool seraient également interdites jusqu’au 17 mai.

Une tentative de l’État Turc d’asseoir l’idéologie « islamiste » ?

Pour sûr, et cette décision n’a guère été appréciée par la population, qui l’a fait savoir sur les « réseaux sociaux ». Tandis que les mosquées devaient rester ouvertes à la prière, les laïcs ont accusé le président de prendre une mesure qui n’a rien à voir avec la lutte contre la pandémie.

Toutefois, le gouvernement turc, qui n’est plus a une seule contradiction près, est revenu sur sa décision.

Entretien avec Jean-François Pérouse, installé en Turquie depuis 20 ans, chercheur et auteur de plusieurs ouvrages sur le pays. Il est aussi l’auteur d’un article dans l’ouvrage " Le vin et l’alcool de l’Empire ottoman à la Turquie d’Erdogan ", récemment paru aux éditions du CNRS.

- Marianne : Alors que la Turquie faisait figure de " bon élève " au début de la pandémie, ce confinement est-il la preuve que la politique sanitaire est devenue défaillante ?

Jean François Pérouse : C’est le moins qu’on puisse dire. Le pouvoir n’a pas voulu renoncer à ce que certains secteurs économiques continuent à fonctionner.

Dans le pays, alors que les chiffres de l’épidémie gonflaient, tout le monde continuait à travailler. Des images inimaginables dans les transports laissaient déjà présager d’une " flambée " épidémique.

En parallèle, le parti présidentiel a continué d’organiser des meetings politiques de grande ampleur. La suite des évènements est donc une conséquence logique des choix qui ont été faits. Aujourd’hui les transports en commun ont été restreints et l’activité économique va finalement être réduite.

- Marianne : Alors que 22 millions (sur 83 millions) de Turcs ont été vaccinés, la campagne de vaccination marque-t-elle le pas ?

Jean François Pérouse : Comme souvent, en Turquie, la réalité est contradictoire. La « campagne de vaccination » fonctionne à deux vitesses. Une partie du secteur « privé » et des personnes proches du pouvoir se font vacciner avec le sérum de " Pfizer ". Tandis que le peuple utilise les vaccins chinois (" Sinopharm ") et russe (" Spoutnik ").

Mais visiblement ça ne va tout de même pas assez vite.

- Marianne : L’organisation par l’AKP de rassemblements politiques en pleine pandémie, peut-il avoir des conséquences pour le parti, ou Erdogan lui-même ?

Jean François Pérouse : Erdogan perd sa crédibilité de jour en jour du fait de ses contradictions. Le décret de ce confinement s’inscrit comme une nouvelle étape dans un processus irréversible. L’AKP se détache inéluctablement de certains groupes sociaux, anciennement acquis.

Notamment les milieux modestes et conservateurs à référence religieuse forte, qui s’identifiaient a lui.

Toutefois au sein du parti, tout le monde marche toujours du même pas. Mais ça ne réduit pas le risque d’une sanction sévère lors des prochaines élections en 2023. En Turquie, il existe des " garde-fous " - avocats et autres - qui rendront difficile un bourrage des urnes, même s’il y a une possibilité de manigances.

- Marianne : Concernant l’interdiction de la vente d’alcool, comment interprétez-vous cette tentative d’intervenir sur le mode de vie des Turcs en plein ramadan ?

Jean François Pérouse : C’est une main tendue ratée aux intégristes. Les électeurs sentent que l’AKP n’est plus en mesure de gérer le pouvoir. Dernier exemple en date : le lancement de deux grandes opérations militaires contre le PKK en Irak du Nord et à l’intérieur de la Turquie.

Cette forme d’emballement démontre d’une incapacité à concilier les politiques qui sont menées.

Erdogan est à la tête d’une coalition de plus en plus hétéroclite. Récemment, les intérêts très forts du milieu économique et du secteur du divertissement se sont mobilisés par le biais des « réseaux sociaux » contre cette interdiction de vendre de l’alcool.

Mais aussi par voie juridique, ce qui a réussi à prouver le caractère inconstitutionnel de cette mesure et entraîné sa suppression. De ce fait le scénario à l’iranienne n’est pas crédible en Turquie, où une grande partie de la population n’est pas prête à renoncer à ses droits.

D’autant plus que les liens avec « l’Europe » demeurent très forts. Reste que la colère monte et ce ramadan pourrait mal se passer.

- Marianne : Parallèlement à ce confinement, Erdogan a annoncé s’accrocher à son projet " fou " - selon ses mots - de construction du " Canal Istanbul ". N’est ce pas-là a moyen de montrer aux Turcs que sa vision néo-ottomane est toujours d’actualité et de masquer les difficultés que rencontre le pays ?

Jean François Pérouse : Il y a toujours cette volonté de donner encore à rêver, en montrant des signes de puissance. Toutefois, ce projet est totalement irréel, au regard de la situation économique du pays.

Son financement devra être d’une ampleur exceptionnelle, coûtant bien davantage que les ponts sur le Bosphore.

En parallèle, l’effondrement de la livre turque est frappant, même si on ne peut pas exclure qu’il y ait une manipulation des données.

En outre le chômage massif, qui selon les chiffres du gouvernement est à 12 %, culmine, en réalité, bien plus haut. Il faut aussi rappeler qu’une grande partie de la population n’est pas enregistrée et échappe à toute comptabilisation.

Si dans le pays il n’y a presque aucune mesure d’indemnisation financière, pour ceux dont l’activité n’est pas déclarée, il n’y en a aucune.

Pierre COUDURIER

Marianne.fr