Qui a eu cette idée folle, un jour de vendre l’école ?
Qui a eu cette idée folle, un jour de vendre l’école ?
Le journal " Le Monde " a décidé ce week-end de diffuser sur son site le documentaire " Une idée folle " de J. Grumbach et d’en faire une importante publicité. Ce film nous apparaît comme la pièce maîtresse de la communication autour du projet tout à la fois financier, idéologique et politique d’Ashoka, une organisation jusqu’alors bien discrète.
" Une idée folle ", un film made in " Ashoka "
" Une idée folle " est sorti au début de l’année 2017. Il a immédiatement bénéficié d’une couverture médiatique [1] et institutionnelle impressionnante [2], fruit d’une campagne marketing savamment pensée.
Il mérite en lui-même une analyse critique fouillée que certain.e.s mèneront sans doute [3].
Ici, nous nous attacherons plus particulièrement à rappeler les motivations de l’organisation qui l’a impulsé et financé, l’association [4] " Ashoka ". Les liens entre cette dernière et J. Grumbach sont parfaitement explicités : le film est une commande d’ " Ashoka " qui l’a financé et produit par la personne de Thomas Blettery, directeur " Éducation " chez " Ashoka France " [5].
En ce sens, " Une idée folle " doit être regardé comme la vitrine publicitaire du discours et des projets d’ " Ashoka ".
Mais " Ashoka ", c’est quoi ?
" Ashoka " c’est tout d’abord un beau discours. « Association à but non lucratif », elle rassemble à travers « le monde entier » des « entrepreneurs sociaux » [6].
Pour celles et ceux qui se demanderaient ce que peut bien être un « entrepreneur social », " Ashoka " fournit la réponse : il s’agit d’ « un individu qui met ses qualités entrepreneuriales au service de la résolution d’un problème sociétal à grande échelle ».
L’affichage est redondant : il n’est pas question d’argent ou d’intérêts financiers chez " Ashoka ", mais uniquement de philanthropie et du bonheur de tous. Or, parmi ses nombreux champs d’intervention, l’organisation s’intéresse particulièrement à la jeunesse.
" Ashoka " a en effet une « vision de l’éducation ». Elle souhaite « que l’expérience éducative, dans et en dehors de l’école, permette à chaque enfant qui grandit de devenir un citoyen autonome, créatif et responsable, conscient des défis sociétaux, ayant confiance en sa capacité à transformer positivement le monde dans lequel il vit et en mesure de s’épanouir dans un monde complexe, qui se transforme de plus en plus vite. »
Le discours est impeccablement humaniste et difficilement critiquable, à moins de passer pour un esprit chagrin et rétrograde.
Le film de J. Grumbach est en l’exacte mise en récit : enfants souriants dans la douce lumière de classes où il fait bon vivre, enseignant.e.s bienveillant.e.s et si dévoué.e.s à leur métier qu’ils ne souhaitent ni vacances ni retraite, parents d’élèves impliqués et enthousiastes. Comme l’écrit " Le Monde ", dans un article lui aussi publicitaire, c’est « un feel good movie ».
Le propos est habile et rend de fait toute critique fort périlleuse. Tâchons donc d’être clairs : il ne s’agit pour nous ni de dénoncer frontalement les pédagogies et expérimentations présentées dans le film [7], ni de critiquer des collègues manifestement sincères et investi.e.s, et encore moins de prétendre que l’éducation doive se faire dans un cadre fermé et malveillant…
Un discours creux et pourtant prétentieux
Soyons francs cependant, le discours d’ " Ashoka " sonne souvent creux. Anglicismes gratuits (" changemakers ", " fellows ",…), formules magiques répétées comme des mantras ou plutôt comme des slogans (« bienveillance et exigence », « bâtir une école de la confiance », « construire l’école du XXIe siècle »), considérations vagues (« on est dans un monde qui change extrêmement vite et dans lequel il y a plein de défis individuels et globaux »), affirmations péremptoires et non-sourcées (« la plupart des jeunes qui sortent de l’école aujourd’hui vont faire un métier qui n’existe pas à l’heure où on se parle »), absurdes (« en faisant coopérer les enfants, nous lutterons contre le réchauffement climatique »), voire inquiétantes (« l’école doit s’adapter à la folie du monde ») [8].
La liste est interminable de ce qui s’apparente plus à des éléments de langage communicationnels qu’à ceux d’une véritable pensée.
Ce vide s’accompagne d’une immense prétention à vouloir « changer le monde » en résolvant les problèmes de la guerre, de la pollution, des maladies, de la pauvreté, en construisant une société plus juste et plus égalitaire, et en révolutionnant le système éducatif.
En effet, malgré un certain nombre de précautions oratoires, le fond du propos d’ "Ashoka " sur son site internet, sur les réseaux sociaux, comme dans le film " Une idée folle ", se fonde sur une pseudo-évidence : l’école française est en crise, mais quelques individus et collectifs d’exception, repérés et soutenus par " Ashoka ", sont là pour la sauver, pour la faire entrer dans le XXIe siècle [9].
Des intérêts puissants
Ne nous y trompons pas, ce discours n’est pas celui de grands idéalistes, de naïfs ou d’illuminés. Il sert des intérêts puissants, il maquille la stratégie et les objectifs d’ " Ashoka ".
" Ashoka " en effet, c’est de l’argent, beaucoup d’argent : un budget annuel de 42 millions de dollars, dont 2 millions pour la seule France [10].
Il faut dire que les « partenaires » d’ " Ashoka " sont pour le moins fortunés : American Express, Capgemini, Cartier, EDF, Bettencourt, Mc Kinsey, Rothschild, Veolia, etc. [11]
Face à cette liste, on en vient à douter légitimement de la volonté de l’association de vouloir « changer le monde » pour le rendre « plus juste, moins inégalitaire ».
Cet argent est bien utile pour se créer des réseaux :
celui des écoles qui reçoivent alors des « aides »,
celui des " fellows " qui toucheraient un salaire de 2 500 € ainsi qu’une aide pour développer leur « business plan » [12].
Parmi eux, on trouve des personnes influentes, des faiseurs d’opinion dans le domaine de l’éducation. On pense notamment à François Taddei, biologiste français régulièrement invité à parler " d’innovation " et de " pédagogie ", sur un ton et une assurance qui rappellent Jacques Attali parlant d’économie ou de tout autre sujet qu’il maîtrise bien entendu " à la perfection ".
Citons également Jérôme Saltet, présenté dans " Une idée folle " comme un « spécialiste de la question du collège ». Spécialiste en effet, puisqu’il est l’un des trois créateurs de " Play Bac ", société qui édite notamment le jeu " les Incollables " et " Mon quotidien ", un journal pour enfants.
Il est auteur ou coauteur de plusieurs livres (" Apprendre à apprendre ", " Coach Collège ", " Changer le collège, c’est possible ! ") et porte actuellement le projet d’un collège public « innovant » dans les Yvelines [13].
" Ashoka " peut aussi s’appuyer sur des « experts » internationaux comme Ken Robinson [14] et obtient des pages entières d’articles favorables dans des journaux comme " L’Express " ou " Le Monde ". Ce dernier a d’ailleurs publié en juin 2016, à l’occasion de l’événement " Redessinons l’éducation ", un dossier sur l’innovation dans l’éducation, « en partenariat avec Ashoka », que l’on peut à présent retrouver sur le site officiel de l’organisation [15].
Objectif : les entreprises doivent prendre le contrôle de l’école
Pour éclairer les intentions d’ " Ashoka ", il faut rappeler que cette association a été fondée par un certain Bill Drayton, dont on peut lire une rapide hagiographie sur le site de " L’Express " [16]. On y apprend qu’il a travaillé pour McKinsey, l’un des géants étatsuniens prospérant sur le grand marché mondial de l’éducation [17].
On y voit qu’il a aussi travaillé pour le gouvernement Carter. Comme le dit avec emphase une " fellow " d’ " Ashoka ", c’est dans cette immixtion du " public " et du " privé " que se trouve le projet d’ " Ashoka " [18].
Nous sommes en effet là au cœur de la pensée profonde, de la stratégie et des objectifs d’ " Ashoka " : abattre les frontières entre le " privé " et le " public ".
Ainsi, dans le film de Judith Grumbach, la caméra et la parole passent sans transition d’un établissement public à une école privée – sous contrat ou hors contrat.
La confusion est si totale qu’elle permet à la directrice d’une école où la scolarité annuelle est supérieure à 7 000 € de déplorer que l’Éducation nationale pratique « une exclusion massive » des élèves les plus fragiles [19] !
De même, la conclusion lénifiante du documentaire prétend que, " privées " ou " publiques ", toutes les écoles présentées dans " Une idée folle " partagent le même projet d’une société plus " juste " et " égalitaire ".
L’imposture est monumentale mais le documentaire n’en dit évidemment rien. Il n’en dit rien car elle sert l’objectif d’ " Ashoka " : le " privé " est appelé à remplir la mission du public, l’éducation doit se « libéraliser » tout comme la santé, les télécoms ou encore l’énergie avant elle.
Nous comprenons mieux alors ce qu’est un « entrepreneur social » : l’équivalent d’un « plan de sauvegarde de l’emploi », une imposture.
Pour " Ashoka " les entrepreneurs sauveront le monde, à condition qu’on les laisse faire, à condition que tout devienne entreprise, Services publics comme ONG [20], à condition que tout devienne marchandise et notamment l’éducation.
A ce propos le film de J. Grumbach nous montre ici un travers inquiétant chez " Ashoka ". Dès la maternelle, les enfants sont exposés à l’idéologie de l’organisation. On les voit dessiner et on les entend répéter ses éléments de langage. F. Taddei lui-même finit par lancer que chaque élève doit être un « acteur du changement », projetant sur les enfants le fantasme de l’entrepreneuriat universel défendu par " Ashoka ".
On ne peut dès lors que s’inquiéter du soutien institutionnel manifeste et durable dont bénéficie " Ashoka ". Comme nous le rappelions plus haut, " Une idée folle " a été vanté par les institutions en mars dernier lors du salon Eduspot [21].
La ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, s’enthousiasmait pour le film et invitait chacun à le regarder, comme on peut le voir sur cette page du ministère [22].
Le récent changement de gouvernement n’a sans doute pas changé grand-chose à cet appui institutionnel. Il semble, en effet, que la vision de l’actuel ministre soit parfaitement compatible avec celle d’ " Ashoka ". Ainsi, il déclarait il y a peu qu’il ne fallait « pas opposer les initiatives publiques et privées » et qu’il se réjouissait des « convergences entre secteur privé et public », comme dans le cas des écoles réactionnaires du réseau " Espérance Banlieues " [23].
Ce billet est sans doute trop rapide, trop lacunaire et nous en sommes conscients. " Ashoka " mérite une véritable enquête, menée par des journalistes dont c’est le métier, qui en ont les compétences, et qui soit publiée par une rédaction qui soutiendrait ce projet tout à la fois nécessaire et urgent. Car cette organisation n’est qu’un des acteurs d’un jeu immense où l’on retrouve les GAFAM [24] et toute une myriade de " startups " se pressant aux portes d’un marché de l’éducation en pleine ouverture et dont l’ampleur et la gravité sont dramatiquement sous-estimées.
Christophe CAILLEAUX
MediaPart
Notes :
[1] C’est tout particulièrement le cas du " Monde " qui a enchaîné en quelques jours un article promotionnel, un « chat » en direct avec J. Grumbach et la diffusion durant le week-end du film lui-même.
[2] A ce propos, nous renvoyons à notre propre article sur " Eduspot ", durant lequel le Ministère avait fait la publicité d’ " Une idée folle ".
[3] A ce jour et à notre connaissance, aucun article critique n’a été publié sur ce film.
[4] Le mot est trompeur car il ne s’agit pas d’une ONG humanitaire, d’une « association loi de 1901 ».
[5] https://uneideefolle-lefilm.com/la-naissance-du-film/
[6] https://uneideefolle-lefilm.com/f-a-q/
[7] Certaines affirmations péremptoires, certains raccourcis mériteraient pourtant quelques nuances…
[8] Extraits du film, ces phrases sont respectivement de F. Taddei et de J. Saltet.
[9] L’introduction de l’article du " Monde "
http://abonnes.lemonde.fr/education/article/2017/09/08/une-idee-folle-un-documentaire-resolument-optimiste-sur-l-ecole_5183006_1473685.html va précisément en ce sens
[10] https://medium.com/@VidaudEmilie/ashoka-le-r%C3%A9seau-secret-qui-bouscule-le-business-596f3039248f
[11] https://www.ashoka.org/fr/our-partners/
[12] https://medium.com/@VidaudEmilie/ashoka-le-r%C3%A9seau-secret-qui-bouscule-le-business-596f3039248f
Point commun entre tous les « Ashoka fellows » en France : ce sont des personnes qui ont créé une entreprise ou une association " philanthropique " en lien plus ou moins lointain avec l’école (sur le bilinguisme, l’intégration des enfants sourds, l’écologie etc.).
https://www.yvelines-infos.fr/futur-college-innovant-de-mantes-jolie-3d/
[14] https://www.ashoka.org/fr/histoire/interview-de-ken-robinson-par-ashoka
[15] https://www.ashoka.org/fr/histoire/innover-dans-l%C3%A9ducation-dossier-le-monde
[17] On peut regarder ce reportage d’Arte, à propos des activités de McKinsey en Belgique
http://info.arte.tv/fr/main-basse-sur-lecole.
On rappellera que McKinsey est parmi les promoteurs du réseau " Teach For All ", récemment implanté en France
https://www.humanite.fr/teach-france-un-danger-pour-lecole-publique-613350.
On peut aussi lire cet article du " Guardian ", soulignant le rôle de Pearson, principal concurrent de McKinsey
https://www.theguardian.com/education/2012/jul/16/pearson-multinational-influence-education-poliy.
[18] « cette double culture privé-public fait toute la force d’Ashoka », estime Marie Trellu-Kane, cofondatrice d’ " Unis-Cités " (l’association pionnière du service civique) et " s ". Portrait de Bill Brayton déjà cité.
[19] Il s’agit de " Living School " à Paris https://www.livingschool.fr/fr/
[20] Voir à ce propos le récent tweet de J. Grumbach
https://twitter.com/JudithGrumbach/status/785530960544731136
[21] https://www.youtube.com/watch?v=xxxCKAxVrq0
[23] https://www.youtube.com/watch?time_continue=1&v=5uT7z8-UKNo
Merci à Grégory Chambat pour la source et plus encore pour ses articles nécessaires sur le sujet
[24] Google Apple Facebook Amazon Microsoft. Lire à ce propos