Paul Bocuse est mort, vive Paul Bocuse

, par  DMigneau , popularité : 0%

Paul Bocuse est mort, vive Paul Bocuse

Paul Bocuse était né le 11 février 1926. - FRED DUFOUR / AFP

Lettre qui devait être adressée à Paul Bocuse et publiée, pour ses 92 ans, le 11 février 1926. Mais notre monument de la cuisine française est mort ce samedi 20 janvier.

Il est des êtres dont le " monumentalisme " dépasse l’instant de leur disparition et il n’est pas outrancier de dire que Bocuse est éternel. Aussi permettez que je m’adresse à vous pour témoigner de ce que vous représentez dans un univers où l’acte alimentaire, à travers la gastronomie, est devenu un paramètre culturel, sociétal et même politique.

« Savoir manger » est aujourd’hui un acte citoyen. Vous avez contribué à cette dimension.

Ils sont si nombreux dans ce pays à vouloir écrire ou composer comme vous cuisinez et s’appliquer sur leur ouvrage en posant les mots ou les notes comme vous posez les ingrédients dans votre oreiller de la belle Aurore, chef d’œuvre absolu de la Cuisine française, chacun à sa place avec ses nuances et ses émotions.

On entend tellement de choses étonnantes aujourd’hui sur la Cuisine française, avec ses tendances opportunes, ses egos, ses ambitions, ses délires et ses fantasmes, qu’il devient difficile de situer les repères permettant de faire la différence entre ce qui relève des valeurs et ce qui relève des illusions.

Il reste un site en France où cette confusion n’a pas lieu d’être : " l’Auberge du Pont de Collonges ", sur les bords de cette Saône lyonnaise dont le cours onctueux berce nos saveurs nationales depuis soixante ans à l’enseigne de Paul Bocuse.

Votre maison est un refuge pour ceux qui aiment « le goût de la France » et peinent à le perpétuer dans la sagesse et l’intelligence de ses origines.

C’est donc en pèlerin que l’on vient chez vous, avec une ferveur semblable à celle dont font preuve les admirateurs de la basilique de Vézelay, du Mont Saint Michel ou de la cathédrale de Chartres, non pas en tant que vestiges du passé, mais en tant que monuments historiques faisant encore rêver.

Et lorsque l’on déguste le filet de sole " Fernand Point ", le homard à l’armoricaine, le canard à l’orange, le bar en croûte de sel sauce " Choron ", le rouget en écailles de pommes de terre ou la poularde en vessie façon mère Fillioux préparés, parmi tant d’autres délices perpétués depuis si longtemps dans une loyauté totale à l’enseignement de ses maîtres, par Paul Bocuse, on prend alors la dimension du rêve qui s’est fait réalité.

Cela fait soixante ans que le phénomène perdure et que cette légende brille sous le firmament culinaire mondial.

Au delà du prestige que suppose la consécration du meilleur cuisinier du monde, l’essentiel est d’avoir su transmettre à ceux qui ont travaillé et œuvrent encore à vos côtés les valeurs fondamentales d’une profession ouverte, parfois soumise, aux aléas d’un globalisation tueuse d’identifiants.

Transmettre, ce n’est pas se laisser emporter par la tempête mais savoir garder le cap. Et ce que la France vous doit avant tout, c’est d’avoir su " garder le cap " d’une certaine idée de la Cuisine française. Vos maisons, vos concours, vos écoles contribuent à la pérennité de cet idéal.

Paul Bocuse, vous n’êtes pas riche des gloires que vous avez accumulées, mais de tout ce que vous avez donné pour qu’elles soient partagées avec ceux qui vous suivent.

Vous n’avez pas seulement formé des hommes, vous avez aussi façonné des cœurs et les plus grands noms de la profession vous rendent aujourd’hui un hommage légitime.

Le message qui est le vôtre et dont tant de cuisiniers se sont emparés nous assure que la flamme de la Cuisine française classique, celle qui met la géographie et les paysages à l’honneur, celle qui rend hommage aux paysans, éleveurs, maraîchers ou pêcheurs, aux artisans, aux défenseurs de la saison et de la proximité, ne s’éteindra pas.

Votre engagement en faveur de cette vision culinaire est d’une modernité saisissante. Ne soyez pas inquiet pour l’avenir de ce patrimoine, vous lui avez donné les armes de la persévérance.

Et à ceux qui se demandent qui fera la cuisine le jour où vous ne serez plus là, comme le fit il y a quarante ans un patron de guide gastronomique qui vous reprochait de beaucoup voyager pour représenter la France : " Le même que quand je suis là "...

Périco Légasse

Marianne