Nation(s) et monarchie au « Royaume-Uni ». À propos de Tom Nairn
Nation(s) et monarchie au « Royaume-Uni ». À propos de Tom Nairn
Théoricien « marxiste » écossais majeur, Tom Nairn vient de décéder à l’âge de 90 ans.
Ses travaux sur les nationalismes au sein du « Royaume-Uni » et sur la monarchie, souvent en lien avec ceux de Perry Anderson, ont été au centre de débats et de polémiques marquantes dans l’Histoire de la pensée sociale et de l’historiographie britanniques à partir des années 1970.
Cette contribution revient sur son livre le plus connu (avec " The Break Up of Britain ", 1977) : " The Enchanted Glass : Britain and its Monarchy " (1988).
La reine Elizabeth II est morte. À la suite de son décès, le 8 septembre 2022, son fils est devenu automatiquement le nouveau monarque du pays, le roi Charles III. Le « Royaume uni » a ainsi acquis un nouveau souverain, qui sera couronné en mai 2023.
La Reine est morte, vive le Roi !
Le régime du " royalisme national " qui règne sur le territoire comprenant l’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande du nord, est un " animal historique " paradoxal.
Site de la première révolution européenne, instigateur du développement « capitaliste » et des idées politiques modernes – sa caractéristique saillante parmi les pays comparables d’Europe ou de l’Amérique du Nord reste, cependant, la qualité archaïque et " pré-moderne " de son « État ».
Sans Tom Nairn, né à Fife en Écosse en 1932, cette " formation sociale " serait restée une véritable " boîte noire ". La conjoncture exige que nous revenions sur sa pensée.
Diplômé en philosophie à l’université d’Édinbourg en 1956, il passera plusieurs années à la " Scuola Normale Superiore " de Pisa, où il découvre Gramsci ; en 1962, il co-fonde, avec Perry Anderson, la revue britannique pionnière de critique « marxiste », la " New Left Review " (NLR).
Pôle incontournable de la troisième génération d’historiographie « marxiste » britannique, la NLR effectue très tôt une rupture avec l’approche dominante dans cette école, l’ " Histoire par en bas " associée à la figure de Edward Palmer (E. P.) Thompson.
Au contraire de leurs ainés, Nairn et Anderson proposent d’analyser l’Histoire de leur pays au prisme de l’Histoire de son « État ».
Les thèses de Nairn et d’Anderson
À travers une série d’articles dans la NLR au cours des années 1960, les deux auteurs établissent les fondements desdites " thèses Nairn-Anderson " : une théorie du développement historique " anormal " de « l’État » britannique et de la manière dont ce processus détermine la formation sociale " britannique " en général.
Ils mobilisent des concepts " gramsciens ", d’ " hégémonie " ou de " national-populaire ", par exemple, pour mener une analyse de la longue durée de la formation de « l’État » et de son rôle dans la structuration des " élites ", des partis et de " l’intelligentsia " nationale.
Les thèses " Nairn-Anderson " mettent l’accent sur la composition des classe historique des institutions sociales et politiques du pays, et le rôle du mécanisme " impérial " d’expansion permanente dans l’atténuation des tensions sociales internes.
Le développent d’un capitalisme " agraire " hautement prospère et performant, contrôlé par une classe de puissants propriétaires terriens avait précédé de longue date l’émergence du capitalisme " industriel " dans les îles britanniques.
Avant même le début du XVIIIème siècle, à l’issue d’une guerre civile, sa classe dirigeante aristocratique victorieuse, appuyée par un capital mercantile, avait déjà modelé les institutions politiques du pays à son image.
À la tête de « l’État », cette classe acquiert « l’Empire » le plus grand du monde, bien avant l’émergence d’une classe bourgeoise industrielle en mesure de jouer un rôle politique.
Quand cette classe émerge enfin, au cours du XIXème siècle, elle se trouve subordonnée politiquement par le bloc dominant sans pour autant être contrainte économiquement par cette domination, et ainsi ne produit aucune ambition hégémonique et donc aucun besoin de mobiliser les classes populaires dans la construction d’un « État ».
Selon les auteurs, la conservation de sa carapace étatique " pré-moderne " repose sur ce " centre absent " de la modernisation « capitaliste » britannique.
Une Nation britannique ?
Anderson, de son côté, poursuit sa recherche dans le domaine de " l’historiographie " du développement de « l’État », publiant " Passages de l’antiquité au féodalisme et Lignages de l’État absolutiste ", en 1974 [1]. Cependant, Nairn nous plongera plus profondément dans le cas " britannique " en publiant une série d’articles dans les années 1970, qui formeront l’ouvrage marquant, " The Break-up of Britain " [2] [" L’éclatement de la Grande-Bretagne "] (1977).
Dans ce livre, l’auteur élabore, à travers une analyse du cas multinational du « Royaume uni », une des plus impressionnantes théories « marxistes » du nationalisme [3].
L’auteur part des prémices classiques que le " nationalisme " représente le phénomène d’une mise en cohérence d’intérêts de classe antagoniques autour d’un projet de développent « capitaliste ».
Sa contribution particulière porte sur la théorisation des dynamiques spécifiques et générales de son émergence et de sa formation en tant que tel.
À travers une comparaison panoramique entre les cas " britanniques " et des cas " internationaux ", Nairn conceptualise la variabilité du " nationalisme " au prisme de la notion « marxiste », développée par Léon Trotsky, du " développement combiné et inégal " du système capitaliste.
Dans la mesure où le " nationalisme " représente l’intégration du peuple et de ses signifiants dans un projet de développement, la dialectique géographique qu’enclenche la dynamique combinée et inégale, entre " centre " et " périphérie ", produit la nécessité au sein de nouvelles élites locales de mobiliser le soutien de leurs propres classes populaires dans cette dynamique de compétition.
Nairn est attentif à ne pas réduire l’existence des " nations " en tant que telles aux divers discours " nationalistes ". Les traditions et les coutumes des " nations " peuvent être mobilisées défensivement, offensivement, au service du projet de développement « capitaliste », ou au nom de la " révolution sociale ".
Elles ne sont ni bonnes ni mauvaises.
La mobilisation des coutumes populaires pour se défendre politiquement contre l’exploitation était déjà un thème établi dans l’historiographie « marxiste » britannique (elle est déjà le sujet de l’ouvrage pionnier, " The Making of The English Working Class " [" La formation de la classe ouvrière anglaise "][4], publié par Thompson en 1962).
Cependant, pour Nairn, les tensions sociales que déclenche la dynamique du développement « capitaliste » conduisent à une récupération de ces signifiants culturels, qui sont ensuite intégrés et déployés dans le cadre du projet économique des élites régionales ou nationales et reproduits dans le processus de formation d’un " État-nation " moderne, à savoir, basé sur une notion de souveraineté populaire.
Cependant, la structure étatique britannique – conséquence de son développement " anormal "– est une entité supranationale sans élément populaire correspondant.
Jusqu’à aujourd’hui, aucun principe de souveraineté populaire existe dans sa « Constitution ». Selon l’analyse de Nairn, la structure " pré-moderne " de « l’État » britannique le rend particulièrement vulnérable aux pressions indépendantistes internes, historiquement non-résolues par sa structure impériale historique.
En effet, l’éclatement du cadre du « Royaume-Uni » en tant que tel représente l’horizon politique explicite de " The Break Up of Britain ". Cependant, malgré sa qualité prophétique, le titre du livre ne relève pas d’une prédiction, mais d’un diagnostic.
A l’époque, l’hypothèse de Nairn avait, comme " toile de fond " : la fin de « l’Empire » dans les années 1960, l’émergence dans les années 1970 du SNP (" Parti national écossais "), de " l’indépendantisme " gallois, la continuation du conflit en Irlande du nord et la montée du " nationalisme " anglais autour de la figure de Enoch Powell.
Aujourd’hui, avec la crise du " Brexit ", l’hégémonie du parti " nationaliste " écossais dans ce pays, la ré-émergence de " l’indépendantisme " gallois et la revitalisation du projet d’une Irlande unifiée, ce diagnostic tient bon.
Le cristal enchanté
Dans " The Enchanted Glass, Britain and its Monarchy " [" Le cristal enchanté. La Grande-Bretagne et sa monarchie "] (1988) [5], l’auteur confronte la question du cadre de la " Britishness " en tant que telle, à savoir, en tant que produit historique du " royalisme-national ".
Pour Nairn, le " royalisme " représente une certaine conception de l’unité nationale, du pouvoir et d’autorité étatique et sociale.
Dans un premier temps, le " royalisme " est la manière particulière dont la grandeur et le prestige national britannique ont été historiquement configurés et continuent à être déployés.
Un analogue possible du " républicanisme " en France, mais sans élément populaire. Mais plus profondément, le " royalisme national " représente le fondement de ce qui est " britannique " en tant que tel. Car, quels sont les ressorts réels de " Britain " en tant que société nationale, sinon le " royalisme " qui tient son Union ensemble ?
Si l’horizon de Nairn dans " The Break up of Britain " est la rupture politique avec le système de Westminster [6] et l’Union [7], celui de " The Enchanted Glass " est celui de la rupture avec le cadre de la société britannique tout court.
La volonté – acerbe, méprisante et même violente – de rompre intellectuellement avec les " pré-supposés " de cette société représente sans aucun doute la caractéristique la plus distincte de la pensée de Nairn. Elle fait de son œuvre l’une des plus éclairantes et singulières de la pensée « marxiste » britannique.
Cet ouvrage représente " un sommet " à cet égard. Mélange d’historiographie, de sociologie, de psychanalyse, d’anthropologie et de polémique ; il est à la fois " panoramique " et quotidien, une théorisation inouïe et une " fulmination " rageuse personnelle.
Le style de Nairn, surtout dans cet ouvrage, est difficile à reproduire dans une autre langue. Sa démarche rhétorique est caractérisée par l’incorporation délibérée de formes langagières et d’expressions idiomatiques britanniques afin de les tourner en dérision et de " dénaturaliser " leur sens familier.
Ce procédé impitoyable, mêlant sarcasme et mépris, traverse son analyse. Mais Nairn ne prétend pas pouvoir enterrer la monarchie avec sa plume, " autant exiger la diminution de la pluviosité annuelle britannique que l’abolition de la monarchie ".
Il décrit sa démarche critique modestement comme un processus visant à " assouplir les associations habituelles " afin d’y " introduire une nouvelle perspective " et de " faire exister un nouveau contexte pour le sens d’un énoncé " [8]. C’est-à-dire, rompre avec les contraintes de son contexte " britannique ", celui du " royalisme-national " comme cadre transcendantal de la société en tant que telle.
Comme outil de " dénaturalisation " - et comme expression de mépris - de cette société, l’auteur invente la notion de " Ukania ". Le terme est composé d’une conjonction entre l’abréviation de " United Kingdom " (UK) et le suffixe " -ania ", pour dénoter un lieu ou un pays.
Nairn s’inspire du " Kakania ", le pays fictionnel imaginé par Robert Musil dans " l’Homme sans qualités " (pour se référer à son propre royaume natif étrange, l’Empire " austro-hongrois ").
La notion de " Ukania " désigne l’ensemble des " codes qui composent une identité repérable " britannique.
Cette identité est - selon l’auteur - " diffusée de haut en bas " et « signalée par des notions comme, " équité ", " décence " [9] », " compromis ", " consensus ", des " libertés ", plurielles et concessionnaires, " être entendu ", " tradition " et " communauté " – ajoutant, dans son style ironique, " plutôt que les abstractions dépourvues d’humour de 1776 [10] et de 1789 " [11].
La notion de " Ukania " conceptualise - selon Nairn - les codes et les pratiques qui relèvent de ce culte et de son fétiche du " pré-moderne " et de la " glamour archaïque " des structures héritées de « l’État ».
Le déni du pouvoir
Au contraire des « conservateurs », pour qui la monarchie relève explicitement du sacré (comme le formule le rédacteur en chef du journal " The Times ", en 1974 : " l’essence spirituelle interne de notre vie nationale " [12]), l’adhésion au " royalisme " des forces " progressistes " ukaniennes prend une autre forme, celle du déni.
Pour l’auteur, ceci est " exemplifié " par la réplique des leaders " progressistes " britanniques lorsque la question du statut politique de la monarchie est soulevée et « qui a depuis longtemps atteint un statut de truisme au sein de la culture politique " ukanienne " » : " que l’institution de la monarchie n’a pas la moindre importance. " [13].
En effet, du juriste « libéral » Walter Bagehot à la fin XIXème siècle, jusqu’au " Parti travailliste " contemporain de Keir Starmer, en passant par quasiment tous les dirigeants " travaillistes " précédents, ce déni de l’importance politique de la monarchie représente une constante du champ politique britannique et une source d’agacement infinie pour Nairn.
Malgré la merveille sociologique authentique que représente l’institution de la monarchie britannique, elle a rarement, voire jamais, fait l’objet d’une théorisation autochtone. Ce que Nairn nomme la " sociologie de la prosternation " caractérise la rareté d’analyses dont cette institution a fait l’objet.
Il s’agit en générale d’études qui, en analysant le sentiment " monarchiste " au sein de la population, démentissent son importance au sommet de « l’État ».
Deux cas typiques sont présentés. L’un offrant une perspective favorable à l’institution et l’autre hostile.
Dans le premier cas, les analyses, typiquement, nient l’importance de l’archaïsme, de la cérémonie et de " la pompe " royaliste au sommet de « l’État » – ce que Nairn appel son côté " blaireau empaillé " – au nom du supposé " réalisme " et " rationalisme " cachés du système.
Or, la sociologie de la nation est détachée de la forme prise par les symboles concrets de son expression.
La deuxième minimise l’importance de cette institution au sommet du système en soulignant les pressions directrices de la classe ouvrière [SK1] [njj2] , qui aurait juste besoin d’un peu plus de temps pour, inévitablement, s’en débarrasser.
Or, la question et le défi politique que représentent la position de la monarchie au sommet de « l’État » sont mis entre parenthèses ; la forme symbolique de l’autorité étatique est traitée comme un élément superflu de la nation, car son vrai moteur préparerait déjà son abolition.
Pour Nairn, l’importance sociologique de la monarchie pour comprendre la mise en forme des attitudes nationales relève justement de sa propre " dépolitisation " en tant que symbole du pouvoir étatique au sein de la société.
L’institution lui confère un cadre politique particulier, composé " d’étiquettes " et de coutumes hiérarchiques et " pseudo-familiales ", basées sur la déférence sociale et une image d’autorité politique quasi-parentale.
Elle institue l’espace au sein duquel " les combats politiques peuvent être menées sur des questions de contenu… l’Economie et le bien-être social ". Ainsi, pour lui, la " dépolitisation " de la monarchie comme cadre ultime de la politique légitime est devenue une des conditions fondamentales du champ politique britannique en tant que tel.
Une de ses conséquences les plus insidieuses porte sur atténuation des conflits de classes dans ce pays.
Selon l’auteur, le caractère " corporatiste " et " réformiste " du mouvement ouvrier britannique depuis la défaite des " chartistes ", au milieu du XIXème siècle, en représente la preuve. En effet, à l’exception du " républicanisme irlandais ", aucun mouvement de masse n’a, depuis 150 ans, remis en question le cadre politique fondamental de « l’État » dans ce pays.
Dans le sens " ukanien ", l’identité de " classe " n’est " rien de plus que l’anthropologie sociale de l’acceptation amère du royalisme ".
L’obsession persistante avec la " classe " dans ce pays représente surtout, pour lui, " une pathologie historique de stratification " et " un mode d’adhésion corporatiste à tous les codes nationaux de statuts " [14].
Le " royalisme national ", avec sa structure hiérarchique particulière, a pu intégrer les nouveaux défis de classe impulsés par " l’industrialisation ", selon Nairn, en les reconvertissant en éléments " pittoresques ", de " couleur locale " et d’accents régionaux, d’une famille nationale ; rien de plus qu’un autre domaine parmi d’autres de son royaume.
Le " royalisme " et le peuple
En effet, pour Nairn, c’est justement à travers son contournement de la question des « classes populaires » et de leur rapport à « l’État » que le " royalisme national " confère à la formation britannique sa caractéristique la plus notoire.
« Parmi le spectre moderne d’attitudes " nationalistes ", en fait, la variation britannique est la seule qui n’est ni démocratique ni " ethno-populiste " par nature ». Or, le " royalisme national " fournit un cadre d’appartenance nationale qui ne repose sur aucune notion de " peuple ".
Sur le plan de la représentation symbolique du pouvoir politique, le " peuple " britannique n’a pas d’emprise sur son « État » – les traditions léguées à la société britannique " par en haut " ont étouffé les traditions et les images populaires venant " d’en bas ".
Ceci explique en partie la faiblesse politique et l’absence historique d’une identité populaire proprement " britannique ", plutôt qu’anglaise, galloise, écossaise, ou irlandaise.
Dans la communauté politique du « Royaume Uni » « les potentialités d’un peuple mythique ou d’un " Volk ", disparaissent derrière ces institutions mythiques – des coutumes dominantes d’une telle gravité, si éprouvée, et d’une importance si fondamentale, que personne n’osera jamais les remettre en question… et certainement pas avec un violon et des danses régionales » [15].
Ce « fétichisme de la couronne et des institutions a été imposé, en partie, pour écarter les toxines de la nationalité démocratique et " ethno-populiste " et, également, pour s’y substituer » [16].
C’est ainsi que, selon Nairn, le " royalisme national " contribue à la résilience historique du système britannique face aux défis populaires " d’en bas " : en abolissant la correspondance entre « l’État » et le peuple, reléguant ce dernier au rang de simple composante de la nation au lieu d’en faire le fondement.
Comme le dit le politologue R. W Johnson, « il est impensable qu’un État comme celui du Royaume-Uni soit " possédé " par son peuple ».
Dépourvu de principe de « souveraineté populaire », la constitution britannique peut être résumée, selon le juriste constitutionnel, Vernon Bogdanor, en neuf mots seulement : " les actes du monarque au parlement, c’est la loi " [17].
Nairn résume la situation ainsi : « la " démocratie " britannique est dans un sens réel et non pas nominal, le " serviteur de la Couronne " ; l’inverse n’est pas vrai » [18].
Cette qualité de « l’État » britannique est un héritage de « l’Empire » – d’un pouvoir extraterritorial, englobant et irréductible à un seul peuple en particulier – qui a été conservé dans l’institution de la monarchie et notamment dans la forme de son détachement radical de la nation en tant que telle.
Pour Nairn, en bon « marxiste », ce détachement symbolique du monarque représente le " visage public " et le " ciment social " du modèle singulier de développement « capitaliste » que le « Royaume-Uni » représente.
Ce rapport hétéronome au peuple est reproduit dans la forme d’une autre grande institution britannique, également issue de « l’Empire » : « la City ». Or, le détachement politique de la nation du monarque correspond à " la séparation permanente et fonctionnelle du capital financier des affaires uniquement domestiques ".
Dans le système britannique, « à la fois l’âme nationale et le " sac d’argent " (pour ainsi dire) sont situés à bonne distance de ce qui est uniquement et grossièrement national » [19].
Pour Nairn, le " royalisme " institue une forme " hétéronome " de " nationalisme " qui abolit le peuple en tant que fondement de « l’État » et ainsi obscurcit l’agencement du premier et les possibilités de transformation du dernier [20].
Concrètement, ceci est reflété dans la manière particulière dont la forme " non-codifiée " de la « Constitution » britannique opère un brouillage " philosophico-juridique " du système en tant que tel.
Sur ce point, un passage typique du style de Nairn mérite d’être cité en entier :
« Toute discussion sur la Constitution est en tout cas un domaine de nécromancie quasi-légal dans le " Royaume-Uni ", réalisé sur des hauteurs académiques pleines de brume, par une race de " juristes-philosophes " spécialement évoluée et dont les coutumes totémiques sont détachées de la politique de tous les jours.
Un ancien " sentier de chèvre " le connecte avec Westminster, et se termine là ; des échanges mutuels de dons ont lieu (en forme de notes de bas de page, soigneusement construites, plutôt qu’en forme de tomes) mais rarement plus qu’une fois par génération.
La tâche de ces " shamans " de hautes terres, nous le rappelons, est d’ " interpréter " une transsubstantiation historique presque aussi miraculeuse que celle brevetée en Palestine : comment l’autorité souveraine de la monarchie anglaise a été transmise au parlement, et ensuite administrée au peuple de manière prudemment dosée. » [21]
En effet, par où devrait-on commencer pour " refonder " le système constitutionnel britannique ?
Par la " Magna Carta ", le " Bill of Rights ", les statuts constitutionnels, ou par le " livret de procédures parlementaires " d’Erskine May (496 pages) [22] ?
En France, les acteurs politiques sont tous capables, s’ils le souhaitent, de se procurer une copie de la « Constitution » de la « Vème république » (48 pages), de la lire, de la comprendre et de l’analyser en tant que " description juridique " du cadre légitime dans lequel les lois de « l’État » sont produites.
L’entreprise équivalente dans le cas du « Royaume-Uni » serait infiniment plus difficile, dans un sens très littéral ; et sans parler de comment en discuter avec les citoyens " lambdas " – pardon, les sujets de la couronne.
C’est ainsi que, pour Nairn, la forme " non-codifiée " de la « Constitution » fonctionne fondamentalement, dans le champ politique, comme un " alibi pour ne pas prendre la peine d’y réfléchir davantage " [23].
Les limites de Nairn
L’analyse de Nairn comporte une dimension anthropologique importante. Ce n’est pas par hasard qu’il s’appuie beaucoup plus sur Ernst Gellner que sur Marx dans cet ouvrage.
L’auteur passe beaucoup de temps à mettre en relief les affectes typiquement britanniques – et surtout anglais – du " royalisme national ". Les rêves remplis d’ " insipidités impondérables " que se font ses sujets sur leur reine ; leur " monomanie " protectrice lorsque quelqu’un critique " Sa Majesté " ; la politesse fervente de la culture britannique ; l’adoration sociale exprimée dans la projection incessante de qualités morales et personnelles sur la figure d’Elizabeth II ; l’obsession nationale, médiée par les journaux, de savoir " comment sont-ils vraiment, les royaux " ? », irrésistible même pour beaucoup de gens " de gauche ".
En fait, le " Ukania " est un objet de profonde haine pour Nairn.
Dans la perspective de l’auteur écossais, l’imaginaire britannique est oppressif, désespérant et pourri jusque dans les tréfonds de son âme.
Sa critique impitoyable des affects et de l’identité britanniques s’étend même jusqu’aux pionniers du « marxisme » dans ce pays, notamment Thompson, que l’auteur critique pour sa participation au culte " ukanien " des " coutumes " et de la " fétichisation " de l’imaginaire " pré-moderne " [24].
De cette perspective, Thompson représente " l’idéal type " de l’intellectuel radical britannique qui, malgré sa brillance, reste piégé dans les présupposés de son imaginaire national.
Mais Nairn est aussi, lui-même, un autre " idéal type " d’intellectuel britannique. Son attitude – ce que Isaac Deutscher a nommé le " nihilisme national " – est lui-même le produit de l’imaginaire contre lequel il enrage, le produit de ses contraintes.
Exclu des institutions partisanes et politiques nationales, emprisonné dans un cadre " politico-imaginaire " qu’il méprise mais qu’il est incapable de transformer, le " nihilisme national ", né de la désespérance imaginaire et de la frustration politique, est un courant d’affect propre au " républicanisme " radical britannique.
En effet, le " républicain " occupe un espace étrange dans l’univers politique " ukanien ". D’un côté, il touche au cœur névralgique du système, de l’autre il est neutralisé comme force politique et sociale, " défini (au mieux) comme un excentrique bien intentionné ".
" Mais qui pourrait également être, au fond, un de ces types parfaitement nocifs qui est contre tout " [25]. Le " tout ", dans ce cas, étant le « Royaume-Uni » en tant que tel. Et ici réside le problème : pour Nairn, le démantèlement du « Royaume-Uni » comme cadre politique représente une précondition de la transformation sociale dans ce pays, ce qui peut se traduire par : aucune transformation sociale n’est possible au « Royaume-Uni » sans son abolition en tant que tel.
Un problème politique insoluble qui peut conduire, en version " vulgarisée ", à " l’hyper-pessimisme " et à " l’immobilisme ".
Nairn, pour sa part, peut se targuer d’avoir influencé le développement d’une nouvelle force politique majeure britannique : le nationalisme écossais " progressiste ".
Toutefois, il note que le programme " indépendantiste " du SNP contemporain représente surtout une espèce de " monarchisme républicain " totalement compatible avec la conservation d’un rôle reconnu pour la monarchie, " comme symbole de partenariat et de bonne volonté " [26].
Si la rupture intellectuelle avec l’imaginaire national britannique est difficile, la rupture politique le reste d’autant plus.
Par moments, on pourrait penser que, pour Nairn, le " républicanisme " représente une sorte d’étape nécessaire dans la transformation sociale et politique moderne en tant que telle, une sorte " d’étapisme marxiste " transposé sur le terrain de l’imaginaire politique.
Cette dimension de sa pensée découle en partie de son modèle principal de développement " normal " des sociétés " modernes " : la France. Or, aucun modèle " normal " n’existe vraiment dans le cas de la " modernité ", européenne ou autre ; chaque pays suit un chemin historiquement spécifique.
Telle est la principale critique adressée à Nairn par ses pairs [27], mais elle reste inadéquate à son propos. La question pour lui - en tant que militant socialiste - porte sur la question de quels modèles, parmi toutes les diverses formes de " modernisation ", sont le plus (ou moins) ouvert à une entreprise de transformation sociale dans un sens « anti-capitaliste ».
L’impératif, de " débritannisation ", ou de " déukanisation ", qu’il défend est basé sur l’idée que le modèle britannique laisse bien peu de place à une telle possibilité.
Chez Nairn, le besoin d’un contre-modèle reflète cette difficulté de penser cette possibilité au travers de son propre imaginaire national. C’est pour cela que l’auteur essaye, si tenacement, de penser cette question sans recours aux aux concepts indigènes de son propre imaginaire : de penser au-delà et sans lui.
Comme le dit Anthony Barnett : « par un énorme effort, Nairn est véritablement sorti du monde de pensée et de la mentalité de la " Britishness " »[28].
En effet, l’Histoire semble plutôt pencher en faveur des thèses de Nairn.
Le « Royaume-Uni » est à la fois un des rares, voire le seul parmi les " grands " pays européens, à avoir été préservé des soubresauts révolutionnaires qui ont secoué le continent durant les XIXème et XXème siècles.
Le compromis " national-royaliste " du XVIIème siècle, réaménagé à plusieurs reprises mais jamais brisé, continu au XXIème à contraindre les possibilités de transformation sociale dans ce pays.
Parmi les exemples européens ou nord-américains, la formation " populiste de gauche " la plus rapidement et décisivement débarrassée du champ politique national a été le " corbynisme ".
Conclusion
Lors de la mort de la reine, l’activité de la société britannique fut suspendue pour dix jours. Un " deuil national " fut décrété. Le travail parlementaire fut mis en arrêt et les évènements sociaux obligatoirement annulés, afin de laisser la place aux parades et aux processions funéraires interminables, à la proclamation officielle du nouveau roi à travers les quatre nations et au sein d’elles, et à une " couverture médiatique " de tous ces évènements, tout à fait typique dans sa " monomanie ".
Elizabeth II fut la reine de la perte de « l’Empire ».
Charles III sera sans doute le roi de la perte d’une partie du " Commonwealth ". Son fils, le futur William VI, peut être celui de l’éclatement de l’union entre les quatre nations, sous la pression des mouvements " indépendantistes ".
Mais si l’institution a survécu au premier défi, pourquoi pas les prochains ?
À notre avis, elle ne risque pas de disparaitre " comme ça ". Après « le Vatican », l’institution de la monarchie britannique représente une des plus vieilles et résilientes institutions de pouvoir social et politique existantes.
De plus, la mort de reine n’a fait que démontrer à quel point les institutions majeures du pays, ainsi que l’imaginaire national, demeurent toujours fermement sous l’emprise du " national-royalisme " et de la vénération de ses icones.
Pour nous, le propos iconoclaste au cœur de l’ouvrage de Nairn – et de toute sa pensée sur le sujet du « Royaume-Uni » – reste tout aussi dérangeant et insoluble que jamais : aucune transformation sociale fondamentale au « Royaume-Uni » n’est possible sans son abolition en tant que tel.
" To transform Britain, are we bound to do away with it altogether ? "
Nicolas JARA JOLY
Illustration : Wikimedia Commons.
Contretemps.eu
Notes :
[1] Anderson, Perry, " Les passages de l’antiquité au féodalisme ", Paris, Maspero, 1977 ;
" L’État absolutiste. Ses origines et ses voies ", 2 tomes, Paris, Maspero, 1978.
[2] Nairn, Tom, " The Break-up of Britain, London and Brooklyn ", Verso, 2021.
[3]De plus, le traitement de cette question par Nairn devance la plupart des autres analyses du nationalisme, cf., Anderson, Benedict, " L’Imaginaire national, réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme ", La Découverte, 2006 (1983) ;
Gellner, Ernest, " Nations et nationalisme ", Payot, 1989 (1983) ;
Balibar, Étienne, et Wallerstein, " Immanuel, Race, nation, classe ", La découverte, 1988 ;
Hobsbawm, Eric J., " Nations and nationalisme ", Gallimard, 2001 (1990).
[4] Thompson, Edward P., " La formation de la classe ouvrière anglaise ", Éditions Points, 2017 (1962).
[5] Nairn, Tom, " The Enchanted Glass, Britain and its Monarchy ", London and New York, Verso, 2011.
[6] Le siège du Parlement britannique et le nom du système de gouvernement britannique.
[7] Des quatre nations, sous l’égide du « Royaume-Uni » et du système de Westminster.
[8] Nairn, " The Enchanted Glass ", op cit, pp.12, 13.
[9] Dans l’anglais, " decency " : notion " politico-morale " transversale dans la culture politique britannique, du " socialisme " éthique jusqu’au conservatisme " one nation ".
[10] La déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique.
[11] Nairn, " The Enchanted Glass ", op cit, p.97.
[12] Ibid, pp.55, 56.
[13] Ibid, p.103.
[14] Ibid, pp.188, 189.
[15] Ibid, p.184.
[16] Ibid, pp.184-187.
[17] Bogdanor, Vernon, " The People and the Party System, The referendum and Electoral Politics in Britain ", Cambridge university Press, Cambridge, 1981, p.2.
[18] Ibid, p.369.
[19] Ibid, p.241, 242.
[20] Ibid, p.127.
[21] Ibid, p.362
[22] Textes fondateurs du " constitutionalisme " britannique remontant au 13e siècle.
[23] Ibid, p.361.
[24] Une controverse intellectuelle qui remonte à la réception des thèses de Nairn et Anderson par Thompson dans les années 1960, et les débats qui ont suivi.
[25] Ibid, p.50.
[26] Ibid, pp.xv.
[27] Cf. Davidson, Neil, " How revolutionary were the bourgeois revolution ? " Chicago, Haymarket books, 2017 (2012).
[28] Nairn, " The Break Up of Britain ", op cit, p.xxii.