Les corps politiques de Rebecca Chaillon
Les corps politiques de Rebecca Chaillon
" Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute " de Rébecca Chaillon © Sophie Madigand
Rebecca Chaillon transforme les plateaux des salles de spectacle en terrain de football féminin et compose une performance sportive et artistique qui se fait politique lorsque le match dévoile ses codes. « Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute » se réapproprie le sport le plus populaire du monde pour raconter une histoire politique des corps.
Elle nous observe depuis la tribune installée au fond du plateau recouvert de terre, transformé en stade de football, fume, boit, se fait livrer six pizzas qu’elle commence à engloutir.
Elle reste silencieuse, le regard rivé sur le public, la clope au bec, le pack de " Kro " à portée de main.
Rebecca Chaillon soigne son entrée, à la fois spectatrice et actrice de ce qui vient.
Le spectacle commence à la troisième bière, lorsque la parole d’une " Barbie Foot " retentit, ouvrant le match. La voix suave, sexy, entrainante est associée à un corps longiligne, féminin, dynamique, " court vêtu ", bref conforme aux représentations qui peuplent les fantasmes phallocrates.
La bien-nommée " Fifoune ", l’équipe imaginaire composée des onze joueuses de foot et de " performeuses professionnelles ", entre sur le " terrain / plateau " au son de " On est bonnes, on va te bénir le gazon " et les femmes commencent leur échauffement en musique.
Les fausses barrières censées ceinturer le terrain, servent d’appuis aux étirements, avant de prendre des allures de barres de salle de danse.
Ces dames sont renvoyées à la place qui leur est assignée dans un imaginaire collectif façonné par la domination masculine.
" J’aime pas le foot. "
Les premiers mots de Rebecca Chaillon sont sans appel. Elle qui a appris " à faire du vélo " sur le tard, a évité soigneusement l’effort pendant les récréations, n’est pas faite pour le sport, préférant jouer avec ses " Barbies " après s’être débarrassée de Ken, rapidement suicidé.
Elle développe une fascination pour Surya Bonaly, " sa Barbie noire ". Plus tard, elle réalisera : " J’ai compris que Surya avait été adoptée par une famille blanche et que le patinage ne faisait pas partie du bagage culturel que mes parents avaient ramené de la Martinique. "
" J’aime pas le foot "
" Je ne sais pas courir, c’est mon grand frère qui vient me chercher en mobylette parce que ma mère a peur de sa voiture. Mais où est ce que les garçons apprenent à faire de la mobylette ? Et moi, est ce que j’aurai peur comme ma mère ? "
Le problème est posé.
Il est double : « J’ai ingurgité des " Chocapics " dans un lait bien blanc et des kilos de racisme j’ai ingurgité... » "
Rebecca Chaillon, " femme artiste lesbienne noire et ronde de 30 ans ", comme elle se définit elle même, ramène sur scène les questions sociétales qui la préoccupent.
En matière d’inégalité, le football et son cortège d’écueils misogynes, homophobes, racistes, en fait un bon observatoire.
Les " Dégommeuses ", « équipe de foot majoritairement composée de lesbiennes et de personnes " trans " qui a pour objectif de lutter contre les discriminations dans le sport et par le sport » comme elles se définissent elles-mêmes, passent du terrain à la scène pour prendre part au débat initié par Rebecca Chaillon.
A la fois drôle, pertinent et percutant, le spectacle s’appuie sur l’extraordinaire vitalité de ses " performeuses ", improvisant un « haka » sur l’air de " Wannabe " des « Spice Girls » ou s’embrassant sur la bouche au lieu de se serrer la main en début de match.
Un baiser de quatre minutes quarante-quatre secondes, dont la durée correspond aux deux équipes de vingt-deux joueuses, était alors de rigueur.
Du pur " fairplay ", sans aucune ambiguïté... comme le montre ce baiser devenu langoureux, puis désir des chairs avant qu’un coup de sifflet ne vienne sonner la fin de la fable.
Le signal pour des coéquipières devenues " hooligans " à l’homophobie revendiquée, pour se défouler sur ces deux corps en les frappant de leur maillot qu’elles tordent à la manière d’un nerf de bœuf pour faire plus mal encore.
Le public assiste médusé à un véritable lynchage.
Tout à coup, la farce prend une tournure glaciale.
Au deuxième coup de sifflet ce sont les crachats qu’elles doivent essuyer. Ceux-ci se transforment peu à peu en jeux d’eau non dépourvus d’une certaine sensualité.
Le couple s’affuble alors de lunettes de plongée et d’un bonnet de bain, finissant de dissiper par l’humour le malaise engendré précédemment.
C’est la fin de l’entraînement, le moment de la douche.
Il faut bien que chacune se lave de la scène précédente.
Durant tout le spectacle, les corps sont montrés, exhibés avec fierté, des corps interdits désormais triomphants.
Rebecca Chaillon, nue, renverse les codes de la " Venus hottentote ", dont le physique était censé correspondre à une sauvagerie supposée, revendiquant cette figure, la libérant de son statut d’esclave, de " bête de foire ".
Fière de son corps, elle le met en avant, l’assume, le rend beau, désirable.
Elle prend des allures de " mère nourricière " quand, alors qu’elle est installée au sommet de la tribune, chacune vient réclamer une part de son corps.
Ce sont les seins que l’on suce, les mains, les pieds, les cuisses.
La scène parait cannibale comme si chacune voulait conserver un morceau de la reine en elle. Sur le tableau lumineux s’inscrivent les noms des joueuses du football français, de toutes les joueuses, qui sont repris à haute voix, scandés, précédés d’un « je suis » par les " performeuses " sur scène qui, tour à tour, rendent hommage à ces « championnes de l’ombre ».
Seule au milieu du plateau qui lui sert de terrain, une joueuse jongle. Plus elle lance et rattrape le ballon de manière continue, plus la clameur monte.
Elle retombe dans un soupir de déception à chaque fois que la balle s’écrase au sol.
Parmi ses coéquipières, une supportrice plus zélée que les autres vit pleinement l’instant. Elle bascule soudain. Ce moment précis où une situation chavire brusquement lorsque, enduite de peinture bleue banche et rouge, elle abandonne peu à peu les chansons grivoises pour des champs plus xénophobes, affichant un racisme de plus en plus violent et assumé (" We are racist and we like it ") avant de mimer les gestes d’un singe.
Nouveau malaise.
" Elle est où la guenon ? " s’exclame-t-elle. Le message s’adresse forcément à Rebecca Chaillon qui fait apparaitre un paradoxe : la quasi absence des personnes racisées dans un spectacle qui précisément questionne le racisme.
Occuper le terrain (de sport)
La conversation s’anime. Un débat s’engage. La pièce lorgne alors du côté du " théâtre documentaire ". La discussion se recentre sur la place des femmes dans le sport. Elle s’ouvre sur une déclaration pour le moins misogyne de Pierre de Coubertin : " S’il y a des femmes qui veulent jouer au football ou boxer, libres à elles, pourvu que cela se passe sans spectateurs, car les spectateurs qui se regroupent autour de telles compétitions n’y viennent pas pour le sport. "
Il est question d’argent, de salaires.
Ici plus qu’ailleurs l’inégalité est patente, entre salaires de millionnaires et joueuses parfois amateures. La binarité fictionnelle du genre conditionne les êtres afin qu’ils ne débordent pas du cadre qui leur est imparti.
Il faut maintenant « déboulonner les statues ».
" On m’empêche de l’avoir, l’amour du foot " déclare Rebecca Chaillon lorsqu’elle pointe les contradictions d’un " sport plaisir " mu depuis longtemps en " sport business ".
Le sport n’est pas une affaire de femmes. Il ne tient pas compte de la survenue des règles : " Pourquoi on n’adopte pas un calendrier lunaire ? " s’exclame Rebecca Chaillon.
L’institution sportive est conditionnée au " virilisme ". Il y a un truc de virilité, on n’aime pas le féminin. Mais on n’aime pas non plus les femmes " trop masculines ", forcément suspectes car elles remettent en cause la suprématie des hommes, à l’image de la championne d’athlétisme sud-africaine Caster Semenya dont l’apparence, la voix, ont conduit la fédération à la contraindre à un " test de féminité ".
Les lesbiennes apparaissent comme " dominantes ". Dans les stades, les banderoles " arc-en-ciel " sont interdites, refusées alors que celles arborant le mot " enculé " pullulent.
Le débat se clôture sur les commentaires " franco-espagnols " enflammés du match diffusé sur le grand écran avant que, protégée par un casque de football américain, Rebecca Chaillon ne rejoigne le centre de la scène.
C’est la séance de " tirs au but ".
Le filet de protection du public installé, les joueuses tirent sans concession sur l’artiste.
La scène est violente.
La pièce oscille constamment entre le jeu sportif et ses dérapages, jamais loin.
Fin du match.
Au cours d’une scène dans laquelle le ralenti marque l’emphase, Rebecca Chaillon retire, dans un geste sensuel, la veste qui recouvre un bustier à paillette.
Elle apparaît soudain, entre " glamour " et " kitch ", patineuse. Si la glace fictive a fondu, l’artiste glisse dans une nuée de paillettes. Les joueuses se font " fontaines humaines ". Chaillon tutoie son idole, touche à son rêve.
Elle n’imite pas Surya Bonaly, elle est - le temps d’un instant - la championne de patinage artistique admirée depuis l’enfance.
Performance à la fois sportive et artistique, éminemment subversive, pièce au titre évocateur, " Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute " est avant tout l’histoire d’une réappropriation, celle d’un sport sans cesse confisqué aux femmes - le football - domaine réservé aux males hétérosexuels par excellence.
Cette occupation passe par une Histoire politique des corps.
Ceux, dissidents, non conformes, interdits, celui gigantesque de Rebecca Chaillon qu’elle n’hésite pas à mettre à mal, triomphent ici, prennent le pouvoir.
Ce qui frappe, c’est l’affirmation de corps et d’identités plurielles de femmes, mis en avant avec une certaine fierté dans ce « monde du football ».
Se réapproprier son corps, voilà l’une des vertus positives du sport.Comme dans chacune de ses propositions théâtrales, Rebecca Chaillon emprunte à la fois à l’intime et au politique pour porter à la scène, abordée comme le lieu de la parole, de l’urgence - « l’agora » - les questions qui traversent notre société, menant le combat, ici la bataille face aux stéréotypes à l’œuvre dans le milieu du " ballon rond ".
Elle intègre l’équipe de foot féministe et militante - les " Dégommeuses " - pour éprouver l’intimité des corps dans un contexte sportif.
Ensemble, elles contre-attaquent en apposant à ce sexisme ordinaire leurs voix, celles de ceux qui le subissent, pour mieux le dénoncer.
Avec sa poésie sans fard, abrupte, franche, Rebecca Chaillon déstabilise autant qu’elle rassure, car en investissement en tant que femme le football, sport masculin par excellence, elle révèle la misogynie qui préside à la place du sport dans l’imaginaire collectif.
" Où la chèvre est attachée il faut qu’elle broute ", Entretien avec Rébecca Chaillon, " Le Phoenix " Scène nationale de Valenciennes // la Scène nationale d’Orléans © la Scène nationale d’Orléans
" OU LA CHEVRE EST ATTACHEE, IL FAUT QU’ELLE BROUTE " - de Rebecca Chaillon, Compagnie " Dans le ventre "
http://dansleventre.com/wordpress/
Production déléguée CDN de Normandie-Rouen. Co-production cie " Dans Le Ventre ", " Mains d’Oeuvres ", le " Carreau du Temple ", le " Phénix- Scène Nationale Valenciennes ", CDN de Normandie-Rouen, La " Ferme du Buisson " scène nationale de Marne la Vallée, et le " 232U- Théâtre de Chambre ".
" Nouveau Théâtre de Montreuil " du 3 au 6 juin juin 2019
Salle Maria Casarès 63, rue Victor-Hugo 93 100 Montreuil
http://www.nouveau-theatre-montreuil.com/
" Scène nationale d’Orléans ", le 13 juin 2019
Boulevard Pierre Ségelle 45 000 Orléans
https://www.scenenationaledorleans.fr/
Guillaume Lasserre
MediaPart