Le crachat de Juliette

, par  DMigneau , popularité : 0%

Le crachat de Juliette

La grande artiste de St Germain-des-Près " et d’ailleurs " est morte hier. Pendant son enfance à lui, c’était interdit d’évoquer cette femme. Elle était détestée sous le toit familial. Une détestation émanant surtout du père. Chaque fois qu’elle passait à la télé, une main - jamais la même - changeait de chaîne.

Pareil pour la radio.

La seule artiste " blacklistée " de la maison.

https://youtu.be/PtXzVFYPkyc

Juliette Greco - " Parlez-moi d`Amour " © hapansen

Pour Slimane, fou de Juliette Gréco

La grande artiste de St Germain-des-Près - et d’ailleurs - est morte.

Sa photo tourne " en boucle " sur les écrans. Et sa voix ricoche sur " la toile " avec dans son sillage nombre de souvenirs. Comme tous les morts, connus ou pas, elle a gagné des amis en plus.

Pour lui, sa relation avec elle avait très mal commencé.

Par une interdiction.

Pendant toute son enfance, c’était interdit d’évoquer cette femme. Elle était détestée sous le toit familial. Une détestation émanant surtout du père. Peu à peu, il l’avait transmise à toute la famille.

Chaque fois qu’elle passait à la télé, une main - jamais la même - changeait de chaîne.

Pareil pour la radio.

Une chanteuse " interdite de séjour " à domicile. Son nom ne devait pas être prononcé entre les murs de leur petit pavillon. La seule artiste " blacklistée " de la maison.

Pourquoi ?

Personne ne l’évoquait. C’était " comme ça ". Une époque où l’on ne parlait pas à table, encore moins à remettre en cause la parole paternelle. Mais lui, très curieux, il a tanné sa mère pour connaître la genèse de cette haine paternelle.

Rien que d’entendre son nom le mettait en rage.

Sa mère a d’abord dit que ce n’était pas " des problèmes de gosse ". C’est vrai qu’il n’avait que huit ans.

Après avoir laissé passer quelques semaines, il a reposé la question.

Même réaction de sa mère.

Têtu, il est revenu plusieurs fois à la charge. La dernière à 13 ans. Elle a craqué et fini par lui raconter une anecdote. Un " clash " entre son père « maître d’hôtel » et la chanteuse. La réponse reçue, sa curiosité est tout de suite retombée.

Pour trouver d’autres centres d’intérêt. D’autres questions à poser au monde.

Jusqu’à onze ans plus tard.

Il venait d’être engagé comme « manutentionnaire » dans une boîte de vente de chaussures. Quittant sa ville natale de province pour Paris. Quelques jours après son installation, il passait devant « l’Olympia ». L’ennemie jurée de son père y était programmée pour plusieurs semaines.

Il rentra chez lui.

Le lendemain, un de ses collègues de boulot lui expliqua avoir prévu d’aller écouter la chanteuse, mais, sa mère gravement malade, il était contraint de se rendre en urgence à son chevet.

" Tu veux le billet ? "

Il a d’abord refusé. Puis, ayant appris que son collègue devait y aller avec une des secrétaires de " la compta ", il a aussitôt changé d’avis. Très heureux de passer une soirée avec la fille des bureaux qu’il n’osait même pas regarder dans les yeux.

Pour se prendre deux claques le jour du concert.

D’abord celle de sa collègue quand il a mis la main sur sa cuisse.

L’autre avec la voix de Juliette Gréco.

Fidèle aujourd’hui encore aux deux femmes.

La claque transformée en " main dans dans la main " à la sortie du concert et " Déshabillez-moi " dans la nuit.

Sa femme est morte depuis quinze ans. Combien de fois sont-ils allés écouter ensemble la chanteuse. Chaque fois à se remémorer la gifle mémorable en plein « Olympia ».

Juliette Gréco avait-elle entendue cette claque magistrale ?

Ils n’ont jamais eu la réponse. Mais c’était devenu un sujet de rigolade avec leurs quatre enfants. Pas tabou comme la rencontre entre son père et la chanteuse. Se libérant de ce poids la première fois où il l’a entendue et vue. Tombé littéralement sous le charme de sa voix, de ses mots, de sa manière d’être

Mais aussi de ses combats.

Aux antipodes - évidemment - de ceux de son père, à lui.

Un homme recroquevillé sur un " vieux monde " aux volets fermées et puant le renfermé. Grâce à son épouse et la chanteuse, plus d’autres rencontres, il a pu se débarrasser de nombreux réflexes et préjugés. Tout en sachant qu’une part de son père est encore enfouie en lui.

Le geste paternel, quoi qu’il fasse et dise, reste dans son héritage invisible. Même s’il l’a refusé et combattu. Chaque fois qu’il sentait l’ombre des sentences paternelles, il redevenait vigilant. Une lutte permanente pour évacuer la petite voix haineuse revenue de l’enfance.

Sa grande réussite est de ne pas l’avoir transmise à ses enfants. Toujours ça de perdu et laissé moisir dans les " vieux plats familiaux ".

Pour ouvrir la fenêtre et respirer un nouvel air.

Son « Histoire d’amour » a disparu.

La deuxième femme de sa vie aussi aujourd’hui.

Les deux ont contribué à ce qu’il est devenu : un homme moins con et fermé. D’ailleurs l’une et l’autre ne sont pas très loin sur le manteau de la cheminée.

Juliette Gréco un peu de la famille.

À l’annonce de sa mort, il s’est remis en boucle plusieurs chansons. Notamment celle préférée de son épouse : " Parlez-moi d’amour ". La chanson qu’elle avait demandée pour son inhumation.

Quelques jours avant sa mort, elle lui avait pris la main et murmuré avec ce qui lui restait de voix : " Que l’amour qui compte. Le reste ne reste pas. " Hier, après quelques verres à la mémoire de la chanteuse mêlée à son histoire avec sa femme, il a fini par aller se coucher éméché, entre les deux femmes de sa vie.

Le « crachat de Juliette » comme disait l’un de ses fils est soudain remonté à la surface.

Première fois qu’il en rêve. Un rêve qui lui a coupé sa nuit en deux.

Le « maître d’hôtel » ce soir-là ce n’était pas son père. Mais lui qui l’avait remplacé. Immobile à l’entrée de la porte, dans son costume austère. Juliette Gréco est arrivée avec un homme " noir ".

Il les a salués avant de les accompagner à leur table.

" Les temps ont changé, Cher Monsieur. Vous ne m’empêchez pas de rentrer avec un sale nègre ".

Il avait souri.

" Chère Madame, ici pas de sale nègre. Parfois de sales clients. La saleté n’est pas liée à la couleur de peau. Ce serait pourtant facile : la connerie humaine facilement repérable de loin. "

Belle rencontre dans son rêve. Tout s’y passait très bien.

Mais, bien sûr, absolument rien à voir avec la réalité des faits des décennies auparavant. Son père avait refusé de trouver une table à la chanteuse car elle était venue accompagné d’un homme.

Pas n’importe lequel : Miles Davis. Il savait qui était le musicien. Mais il ne voulait pas voir de " noir " dans l’établissement.

Qu’il soit connu ou pas. La chanteuse était révoltée. Elle avait craché dans la main de son père.

Un rêve ne change pas le passé, soupire-t-il en repoussant la couette. La saloperie de son père restera à jamais. Et aussi le crachat au fond de la main.

Un crachat qui ne résume pas l’existence de son père ni de la chanteuse. Tout individu est trop complexe pour pouvoir le réduire à un seul de ses actes.

Toutefois un crachat qui a compté dans sa trajectoire à lui de fils et d’homme. Le geste de révolte d’une femme qui l’a sorti de ses impasses familiales et d’autres blocages.

Permis à lui aussi de cracher sur ce qui le révoltait. Et à bientôt soixante-treize ans, il accepte d’être naïf et optimiste en pensant désormais que la bêtise et l’ignorance ne gagnent que des batailles... Jamais la guerre.

Car deux combattantes, discrètes et pugnaces, sont beaucoup plus fortes. Même si à certaines époques d’obscurité sous les crânes, elles sont perdantes et doivent fuir pour survivre.

Contraintes de patienter dans la pénombre d’un coin de rue et de siècle ; juste le temps de prendre des forces et retrouver " l’interrupteur ". Pour revenir chaque fois plus fortes sur scène et offrir leur spectacle.

Le plus grand qu’il puisse être donné en l’honneur de l’humanité. Parce qu’elle est la seule valeur qui éclaircit notre passage éphémère sur terre. C’est ce qu’il pense désormais, sans plus la moindre peur du ridicule.

Il ne perdra pas plus que les deux femmes de sa vie.

Quelles sont ces deux combattantes si chères à sa vieillesse ?

Le duo de l’intelligence et la beauté.

Sans oublier l’élégance de l’imperfection et du doute.

Quelle chanson remettre ?

Mouloud Akkouche

MediaPart

NB :

Cette fiction est inspirée de la réalité. Juliette Gréco a craché dans la main d’un « maître d’hôtel ». Il avait refusé de leur trouver une table car elle était en compagnie de Miles Davis.

Pourquoi le « maître d’hôtel » avait-il réagi comme ça ?

Un ordre de son patron ?

La servitude volontaire ?

Intéressant aussi d’interroger " l’intérieur de l’ennemi " pour le combattre et éviter qu’il fasse " des petits " ?

Mais c’est une autre histoire.

Revenons à notre " déboulonneuse de préjugés et connerie humaine " en avance sur son temps. La voix et les actes d’une femme incapable de ne pas être libre.

Pertinente et impertinente. Aussi imparfaite que humaine. Moins muse qu’artiste. Une femme que le vieux monde d’hier, d’aujourd’hui et de demain, ne rattrapera jamais.

La beauté et la poésie courent trop vite.