La mort du Prince des dandys
La mort du Prince des dandys
Cette année 2016 est décidément mortifère pour les icônes du " pop rock " : après David Bowie, disparu le 10 janvier dernier, c’est Prince - autre légende - qui vient de nous quitter, tragiquement, ce 21 avril. Hommage, sous forme de portrait original et inédit, au Prince des dandys, dont on admirera l’esprit d’indépendance, la singularité et la distinction. Il était une œuvre d’art vivante, mythique !
Il y a, dans la vie, d’étranges coïncidences. J’étais en train d’écrire sur la mort de David Bowie, disparu, il y a un peu plus de trois mois à peine, le 10 janvier dernier, lorsque j’ai appris, vers vingt heures, ce 21 avril, le décès, à l’âge de 57 ans seulement, de " Prince " – Prince Rogers Nelson, né le 7 juin 1958 à Minneapolis, de son nom à l’état-civil – autre icône du pop rock, teinté, en ce qui le concerne, d’un funk mâtiné de soul : une sorte de géniale synthèse, fantasque et électrisée, débridée et pourtant rigoureuse, entre Little Richard, James Brown et Michael Jackson, autres grands défunts.
En cet émouvant cimetière des éléphants du rock, gît bien sûr aussi celui qui, artiste culte parmi les artistes cultes, influença de manière déterminante, à l’aube de sa carrière, Prince : Jimi Hendrix dont les légendaires solos de guitare ne sont pas sans rappeler les riffs tout aussi ébouriffants de ce même Prince. " Hey Joe ", du premier et " Purple Rain ", du second : deux hymnes incandescents, tout aussi mythiques, à vous donner la chair de poule et à vous faire chavirer en une tempête d’émotions, de la musique rock en ce qu’elle a de plus créatif, tendrement insolent, audacieusement jouissif et terriblement libre à la fois.
Magique !
LIBERTE ET INDEPENDANCE
La liberté, sans compromis ni concessions : c’est elle, cette indocile déesse tant chérie par ce « prince des nuées » qu’est le poète-albatros, comme le qualifia jadis Baudelaire en ses vénéneuses " Fleurs du mal ", qui caractérisa le plus, tout au long de sa tumultueuse mais fabuleuse existence, Prince.
Prince : le prince, par cet intraitable esprit de liberté précisément, des dandys !
De cette belle âme rebelle, de cet indomptable esprit d’indépendance tout autant que de cette foncière insoumission à l’ordre établi, Barbey dans " Du dandysme et de George Brummell ", à une sentence définitive :
« Ce qui fait le Dandy, c’est l’indépendance. Autrement, il y aurait une législation du Dandysme et il n’y en a pas. ».
Il insiste, dans la foulée, y donnant, par la même occasion, une définition aussi pertinente qu’originale du dandy :
« Tout Dandy est un " oseur ", mais un " oseur " qui a du tact, qui s’arrête à temps et qui trouve, entre l’originalité et l’excentricité, le fameux point d’intersection de Pascal. ».
Barbey ne se contente toutefois pas d’y livrer cette juste définition du dandysme. Il y apporte aussi d’importantes précisions, aux niveaux sociologique et psychologique, quant à sa véritable nature, toute en nuances :
« Ainsi, une des conséquences du Dandysme, un de ses principaux caractères (…) est-il de produire toujours l’imprévu, ce à quoi l’esprit accoutumé au joug des règles ne peut pas s’attendre en bonne logique. (…). C’est une révolution individuelle contre l’ordre établi, quelquefois contre nature (…) ».
SE POSER EN S’OPPOSANT : SINGULARITE ET DISTINCTION
Sur cette rébellion du dandy, mais aussi sur son extrême discipline quasi ascétique, presque monacale paradoxalement, Albert Camus a, dans " L’Homme révolté ", des phrases judicieuses par leur subtilité tout autant que leur profondeur. Reprenant à son compte cette « mort de Dieu » qu’annonça Nietzsche dans " Le Gai Savoir " puis qu’il réaffirma dans le prologue d’ " Ainsi parlait Zarathoustra ", il y stipule :
« Le dandysme est une forme dégradée de l’ascèse. Le dandy crée sa propre unité par des moyens esthétiques. Mais c’est une esthétique de la singularité et de la négation. (…). Le dandy est, par fonction, un oppositionnel. Il ne se maintient que dans le défi. La créature, jusque-là, recevait sa cohérence du créateur. À partir du moment où elle consacre sa rupture avec lui, la voilà livrée aux instants, aux jours qui passent, à la sensibilité dispersée. (…). Le dandy (…) se forge une unité par la force même du refus. »
Il conclut, non moins opportunément :
« Le dandy ne peut se poser qu’en s’opposant. (…). Sa vocation est dans la singularité, son perfectionnement dans la surenchère. Toujours en rupture, en marge (...) Il n’est qu’un honneur dégradé en point d’honneur. (…) L’art est sa morale ».
Le portrait tout craché de " Prince ", certes toujours transgressif - sulfureux même - avec des titres aussi érotiquement suggestifs, presque pornographiques, que le tube planétaire " Kiss " ou, pis encore, le très provocant " Sexy Mother Fuck " !
Prince pourtant, ainsi paré de ses éternels jabots, ses fastueuses redingotes, ses gilets de soie, ses chemises blanches à dentelles, ses cols cassés et ses bijoux scintillants, était d’une rare élégance, tant vestimentaire que gestuelle.
Ainsi, en constante représentation de lui-même, à l’image de toute icône précisément, paraissait-il toujours sorti tout droit, sur scène comme sur ses photos, d’un tableau du dix-huitième siècle. Pour peu, on l’aurait vu parader, à l’instar du titre de l’un de ses meilleurs albums (Parade) et discourir nonchalamment, en plein Paris, Ville-Lumière dont il raffolait, aux côtés de Voltaire, Diderot ou des Encyclopédistes, voire de Louis XVI en personne, si celui-ci n’avait pas perdu la tête, un jour de trop grande ivresse révolutionnaire, sous une sanguinaire et bien peu reluisante guillotine.
Quant à cet « imprévu » caractérisant, selon Barbey d’Aurevilly, le dandy et donc Prince par excellence, il n’est pas exagéré de dire qu’il illustre à merveille ce que Jacques Lacan, maître de la psychanalyse contemporaine, nommait, pour définir l’inconscient, l’ « objet petit " a " » : il n’est jamais là où l’on croit qu’il est, et est toujours là où on croit qu’il n’est pas.
La prise de risque est immense, palpable, et la mise en danger non moins évidente, tangible. Cet inclassable qu’était Prince avait décidément, en plus de son indéfectible panache, de la classe !
UNE OEUVRE D’ART VIVANTE
Il était, racé comme une panthère noire et gracile comme un jeune poulain, la grâce personnifiée, d’une extraordinaire et séduisante finesse : le charisme incarné. L’aura de mystère qui l’entourait, sa naturelle distinction, au double sens du terme (distingué et différent), en faisait un être singulier, dans la double acception là aussi (unique et inhabituel), semblable à une œuvre d’art vivante : quintessence du dandysme !
Oscar Wilde, le plus flamboyant des dandys de son temps, écrit à ce sujet, dans le célèbre " Portrait de Dorian Gray " : « Il arrive qu’une personnalité complexe prenne la place et joue le rôle de l’art, qu’elle soit en vérité, à sa façon, une véritable œuvre d’art, car la Vie a ses chefs-d’œuvre raffinés, tout comme la poésie, ou la sculpture, ou la peinture. ». Il renchérit, dans cet aphorisme-clé de ses subversives " Formules et maximes à l’usage des jeunes gens " : « Il faut soit être une œuvre d’art, soit porter une œuvre d’art. »...
Fulgurant : tout est dit !
LE PRINCE CHARMANT
Adieu donc, très cher et beau Prince charmant !
Reposez à jamais, au royaume des morts, en paix : l’immortel David Bowie, ce « duc blanc » (The Tin White Duke) comme ma génération aujourd’hui endeuillée le surnomma dans les glorieuses années 80 et en qui vous reconnaissiez humblement l’un de vos maîtres en matière d’invention musicale et l’un de vos modèles sur le plan de la création artistique, vous tient à nouveau, désormais, compagnie.
Un fameux duo, le vôtre : inégalable !
Moi, triste et de plus en plus nostalgique face à ma jeunesse qui, avec votre définitif départ, fout ainsi encore un peu plus le camp, je me sens de plus en plus seul, comme orphelin de mes rêves : avec le temps, cet impitoyable fossoyeur de la vie, va, tout s’en va, comme le chantait si tragiquement bien, bouleversant de vérité, Léo Ferré.
Purple Rain : la pluie, en ces doux mais ternes jours de printemps, est pourpre, pareille à l’éternelle et royale couleur du Prince !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER
Philosophe, auteur de " Philosophie du dandysme - Une esthétique de l’âme et du corps " (Presses Universitaires de France), " Oscar Wilde - Splendeur et misère d’un dandy " (Éditions de La Martinière), " Lord Byron " (Gallimard-Folio Biographies). A paraître : " Petit éloge de David Bowie - Le dandy absolu " (Éditions François Bourin).
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