La Pologne contre les Polonais
La Pologne contre les Polonais
Depuis le mois d’octobre 2015, on assiste à un tournant autoritaire et un repli réactionnaire, en Pologne. Voici un reportage littéraire - un genre à part entière en Pologne - à l’heure du gouvernement nationaliste et conservateur " Droit et Justice " qui gouverne désormais seul.
Ce texte est la traduction de l’article de Ziemowit Szczerek paru dans le supplément dans l’édition de " Gazeta Wyborcza " du 19.12.2015. La traduction a été réalisée par Thibault Deleixhe, doctorant à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales de Paris.
Ziemowit Szczerek est journaliste, écrivain et traducteur. Auteur d’un reportage littéraire sur l’Ukraine " Et Mordor viendra nous manger… ", d’un roman de la route s’étirant le long de la nationale 7 en Pologne " La N7 ". Il vient de publier un cycle de reportages sur l’Ukraine post-Maïdan " Un tatouage de trident ".
Je roule beaucoup à travers la Pologne. J’aime ça. J’aime, par exemple, entrer dans l’ancien territoire allemand, observer les villages et les bourgades et deviner si c’est encore l’ancienne Russie ou déjà l’ancienne Allemagne. Je m’arrête et je marche dans les rues. Je regarde cette patine polonaise sur les murs tantôt décrépis, tantôt déjà replâtrés et cette patine polonaise me séduit de plus en plus.
Je m’imagine de temps à autre à quoi cela ressemblerait de nos jours si cette post-Germanie polonaise avait toujours été l’Allemagne. L’ordre. Ordnung. Je me l’imagine à Legnica, à Zielona Gora, à Szczecin et il me prend l’envie de bailler. J’aime l’Allemagne mais je m’y endors au volant. Ah, cette façon obsessionnelle qu’ils ont d’apposer du vernis sur le réel, de lisser tout ce qui peut l’être.
La Pologne, bien entendu, donne souvent dans l’excès inverse et a pour cette post-Germanie toute la sollicitude que l’on a pour un vieux garage. Convenons-en : ce n’est pas comme si elle exploitait les lambeaux de civilisations laissés ici par les Allemands selon le bon usage et pourtant, Himmelherrgott, dans cette post-Germanie polonaise, il se passe quelque chose d’épatant.
Parce qu’il faut bien dire qu’en Allemagne, il s’agit en permanence de se représenter très fort quelque chose pour ne pas s’endormir. Bien sûr, sur papier, l’Allemagne est élégante. Après tout, on y trouve les Alpes, la vallée du Rhin, l’architecture mais tout y est si uniformément recouvert d’une couche d’enjoliveur que leur élégance s’y dissout. Ils ont abusé, les Teutons. D’un pays insolite et beau, comme par miracle, ils nous ont fait une maison de poupées enrobée de sucre glacé.
Enfin, pas tout à fait. En ancienne Allemagne de l’Est, certains endroits ici et là se défendent encore, un Görlitz, un Guben, un Rugia, toutes ces belles villes, spectralement vides, le long de la frontière polonaise. Ma préférée reste assurément Frankfurt-sur-l’Oder. Des cadavres de fenêtres vides serties dans des barres d’immeubles abandonnées parce que celui qui peut, s’empresse de se tirer vers l’ouest. Tout d’abord, pour des raisons économico-civilisationnalles, puis surtout parce qu’être Allemand et vivre dans un HLM avec vue sur la Pologne ça confine quand même à la perversion.
Mais c’est plutôt une exception. A part ça, il y fait bon et banalement beau : il y a du pavé menu sur les trottoirs et des inscriptions en lettrines gothiques sur les murs blancs.
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De façon générale, l’Allemagne qui fait forte impression est à chercher en post-Germanie polonaise. C’est seulement ici que je la sens. Je sens la déchéance horroïdale de cette culture monumentale, qui elle aussi, il y a de cela longtemps, a voulu rattraper l’Ouest et sous bien des aspects, l’a rattrapé. Et l’a dépassé, parce que sa course lui a donné un tel élan qu’elle en est venu à se dire : et pourquoi pas y foutre le feu à ce monde ?
A l’Est - parce qu’elle le méprisait car quelque part, bien enfoui, elle avait le pressentiment inquiétant que c’était peut-être bien de lui qu’elle provenait et que c’était là sa place.
Et à l’Ouest - parce qu’il la méprisait. Ah, cette cour insistante auprès des Britanniques pendant la seconde guerre mondiale, rejetée avec dédain par Churchill. Ah, ces pèlerinages des jeunes recrues de la Wermacht pour s’en aller voir le Moulin Rouge ne serait-ce qu’une fois et prétendre ne pas sentir sur le frais de leur nuque rasée les regards moqueurs des Parisiens.
Et donc essayer de rattraper l’Occident, disions-nous, et ensuite - se faire dessus, et ne pas se rendre. Pour plus de classe, ce souillage et ce jusqu’au-boutisme ont été rebaptisés Götterdammerung.
Au final, le premier a bien eu lieu et le second s’est soldé par échec parce qu’il ne pouvait se solder que par un échec.
Nous avons à la maison une photo où l’on voit les Russes détruire le Reichstag, le coeur de Berlin y est vandalisé par l’Est. Et ce moment où les Allemands perdent leur célèbre contenance inspire l’effroi. C’est le moment où l’Est lèche l’Allemagne de sa grosse lippe chaude. Il lui arrache son uniforme Hugo Boss impeccablement repassé et son linge amidonné, les réduit en loques et lui ordonne de les remettre. C’est le moment où il les saisit à la gorge et leur tord les bras pour qu’ils cessent enfin de façonner frénétiquement le réel.
Et lorsque, comme à la fin de tout épisode de « Scooby Doo », on a eu arraché son masque à l’Allemagne, il s’est avéré qu’il dissimulait un Centre-Européen ordinaire et apeuré qui avait chopé la folie des grandeurs combinée à un complexe d’infériorité, qui pleurait à présent et rêvait que tout ça se finisse.
Et voilà qu’elle a désormais tellement peur d’elle-même l’Allemagne, peur que Jekyll ne se transforme à nouveau en Hyde, que dans le domaine des droits de l’homme, de la qualité des institutions démocratiques, du dialogue publique, elle est devenue plus occidentale que cet Occident imaginaire.
Et elle en observe les règles, même lorsque cela semble porter préjudice à ses intérêts particuliers. Parce qu’elle a étendu le concept d’intérêt particulier à toute l’Union, dans laquelle elle exerce son hégémonie, peut-être parce qu’elle ne sait pas autrement, peut-être en vertu du principe que « quelqu’un doit bien ».
Parce que qui sait si les Allemands ne sont pas les derniers à croire en l’Union. Et Angela Merkel au premier rang, probablement parce qu’elle est du même tonneau idéologique qu’un Havel ou un Michnik. Et qui sait ce qui adviendrait de l’Union si quelqu’un du gabarit de Gerhard Schröder régnait à nouveau sur Berlin. Car quand les Allemands cesseront de croire en l’Union et de lui donner corps, cette Union pourrait bien devenir aussi belle que théorique. Un peu, disons, à la façon de l’ONU.
L’hégémonie européenne de l’Allemagne ne plaît pas plus à la Pologne actuelle que l’hégémonie mondiale des Etats-Unis ne plaît à la Russie. On s’en tirera bien seuls avec notre étranger proche, nous dit cette Russie. Mais il semble que, bien plus que la Russie, c’est la Chine qui tire son épingle du jeu, elle, à laquelle l’hégémonie mondiale Etats-Unienne ne déplaît pas moins mais qui réalise que si cette hégémonie venait à tomber, tout le système garantissant un semblant de stabilité mondiale tomberait avec elle, et que la Chine ne peut qu’y perdre, rien y gagner.
Soyons de bons comptes, le monde pourrait connaitre une hégémonie bien pire que celle des Etats-Unis, et cela avec toutes les réserves que l’on peut avoir vis-à-vis des politiques qu’ils mènent. Il pourrait aussi, peut-être, en connaitre de meilleur. Par exemple - bien que ça ait des accents de chimère - l’Union. Même si dans celle-ci, comme on sait, c’est l’Allemagne qui est aux commandes…
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Mais à quoi bon le grand monde ? Moi je me contente de rouler à travers la Pologne. En post-Germanie polonaise. Je roule et j’observe. J’admire ou je me révulse la rétine. Avant je me révulsais souvent la rétine, désormais j’admire de plus en plus. J’aime ces anciens villages allemands, perdus dans les bois ou perchés sur les collines, si différents de ceux de l’ancien Royaume du Congrès (1). Ils sont disposés selon un plan lisible et pas reconstruits à tout propos depuis leurs fondations, accumulant en vrac des formes toujours plus neuves.
J’aime aussi les anciennes bourgades allemandes, ravagées pendant la guerre et rebâties sous le socialisme à coups d’HLM d’appoint, sans rime ni raison, avec ce succès triomphant de la polonité qui, au lieu de banderoles, a bouché chaque perspective avec des enseignes, comme autant de symboles du petit business, comme autant d’étendards clamant la victoire de l’individualisme polonais sur le panesthétisme germanique.
J’aime ça, et bien que ce soit hideux comme la peste, au moins c’est intéressant. Dès qu’il y a du pognon, il part en paillettes, à faire en sorte que ça soit plus cher, que ça soit plus vulgaire.
Quand il en manque, il va dans ce qu’on peut. Dans ce qu’il y a. Dans les breloques de supermarché et dans ce qui se trouve de plus cosaque. Avec la sauvagerie du cœur comme règle générale. Je ne serais en somme pas surpris si un jour les hipsters allemands initiaient une action sous le slogan « pluralisons notre espace public à la sauce polonaise, parce qu’on ne va pas tenir beaucoup plus longtemps dans cette dictature de l’ordre ».
Si j’étais un hipster allemand, j’initierais sûrement une action de ce genre.
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Il fut une époque où je m’expliquais l’état du tissu urbain et du paysage culturel polonais par l’effondrement des liens sociaux et le peu d’expérience de la vie en ville mais je vois maintenant que ça n’était qu’une partie de la vérité.
La Pologne a l’apparence qu’elle a parce que ces derniers temps elle se foutait assez bien d’elle-même. Oui, naturellement, comme toujours, elle nourrissait et nourrit une obsession à son sujet mais cela s’achevait et s’achève avec cette obsession. Elle n’acquiert de dimension pratique que lorsqu’il s’agit de montrer qui - bordel ! - dirige ici.
Ca ne rate jamais, chacun y va alors de sa réplique : la Pologne comme ci, la Pologne comme ça, puissance régionale, potentat local, une Pologne de ce type, une Pologne de ce rite, nationale-catholique, libérale, gauchiste, ici des traitres, là des fascistes, l’éternel « qu’est-ce qui aurait été, si... » et le réel, lui, - zoup - balayé sous le tapis.
C’est qu’il y a des choses plus importantes que de donner contenance à ce pays. Par exemple, éviter de comprendre ce qui chatouille ceux d’en face. C’est un sport national en Pologne, pratiqué de gauche à droite, en passant par le centre. Personne n’y pige rien ou alors on se contente de geindre : « Misère, visez un peu le malheur que le sort nous prépare ». Là-dedans, moi, je geins tout pareil parce que je suis, moi aussi, un Polonais et que mon cerveau, lui aussi, bout comme l’eau coincée dans un circuit de refroidissement. Puis, il y a des moments où, tout de même, j’ai des frissons qui me courent le long de la moelle épinière.
Alors je roule à travers la Pologne et j’essaie de me calmer. Je roule à mon aise, par exemple, sur une autoroute post-tuskienne (2) et je branche, par exemple, Radio Maryja (3). Et là, par exemple, je tombe sur une séance de fierté nationale. Une dame annonce d’une voix exaltée que « la Pologne ne sera plus jamais la servante de qui que ce soit, ni même sa locataire désargentée » et j’essaie de comprendre ce qu’elle veut dire. De saisir si il s’agit là d’une simple obsession ou si il y a quelque chose de plus. J’écoute comme quelqu’un déclame un poème de Rymkiewicz (4) à propos du tsar du Nord, de la chair brûlée, du fait que ce qui nous a divisé ne pourra pas nous raccommoder (5) et je comprends que l’on parle ici d’une toute autre réalité. Qu’il s’agit d’une toute autre perspective, d’un tout autre regard sur quelque chose qui est, pour moi, limpide.
Je roule donc sur mon autoroute, parfois je m’arrête à des stations à essence pour boire un café et refroidir. Je m’assieds, je sors mon téléphone et je parcours les portails internet de droite. L’image de la Pologne qui s’en dégage est l’image d’un pays qui s’est enfin libéré de la non-polonité. Et la non-polonité, comme chacun sait, ce sont principalement la russité et la germanité. Qui l’entravaient jusqu’à ce jour, qui la pressaient dans un condominium.
Parce que j’ai l’impression que toutes ces combines dans lesquelles trempaient les gouvernements précédents (6) ne sont pour la droite qu’un prétexte, un pied-de-biche, avec lequel marteler ces libéraux repoussants, ces gauchos et leur laïcité cosmopolito-dépravée. Tout comme l’ensemble des combines légales que sont en train d’installer la droite (7) ne sont, au fond, qu’un prétexte. Et c’est précisément pour cela que les manifestations contre ces pratiques (dont il faudra malgré tout reconnaitre qu’elles n’avaient jamais eu cette ampleur auparavant…) n’étaient pas marquées à ce point dans le passé. Il ne s’agit pas ici de petits arrangements économiques, ni même de combines légales.
Il s’agit ici du choix fondamental de ce qui est le plus important : la Pologne ou les Polonais ?
Ceux pour qui le plus important est la Pologne et même pas tant la Pologne en sa qualité d’institution - ô horreur ! - que comme couche mythologique, ceux-là soutiendront tout, y compris l’intervention de l’armée dans les rues, afin que rien ne vienne écorner la polonité. Et l’on se fout de savoir qui devrait l’écorner : l’Union, Moscou, les Etats-Unis, les ennemis intérieurs. Arrière, tous ! La Pologne est sainte. La polonité est une valeur absolue. Pour toute main levée sur la Pologne - sachez ce qu’il en coûtera. Fin de la discussion.
Ceux pour qui les plus importants sont les Polonais et même pas tant les Polonais que - mon Dieu ! - les simples gens, ceux-là savent que la Pologne n’est pas le cœur du problème. Que la Pologne n’est pas un dieu, qu’on peut la relativiser. Que les institutions étatiques existent afin de garantir aux citoyens une vie correcte, la liberté et la dignité. Et donc qu’une Pologne s’imbriquant toujours plus dans une construction plus vaste, européenne, n’a en soi rien de mal. C’est l’homme qui est saint et son droit au bonheur, et c’est déjà une autre question de savoir quelle forme aura l’institution qui se chargera de lui assurer ce bonheur. C’est la perspective qu’ils ont adopté - une fois pour toutes. Fin de la discussion.
Mais pour ceux pour qui la Pologne est une divinité, ceux qui la relativisent sont des traîtres. Les conciliateurs relativisaient tout comme vous lors des Partages, disent-ils.(8) Eux aussi refusaient de monter sur les barricades. Pendant l’insurrection de Novembre, pendant l’insurrection de Janvier (9). Il a fallu les trainer dehors par la peau du cou. Et donc ceux du culte de la Pologne divine grimpent sur ces barricades. Et si il n’y a pas grand monde avec qui se battre, du moins on les dressera ces barricades et ce sera déjà ça de fait.
Parce qu’il ne s’agit pas ici de victoire factuelle sur l’ennemi. Tous ont bien conscience qu’ils n’ont pas la moindre chance. Il s’agit de désigner l’ennemi. De le disposer là où doit se tenir tout ennemi : sous le mur de la honte, avec un bonnet de bouffon sur le crâne et un écriteau « CON » en travers du cou.
Il s’agit de dresser des barricades parce que cela nous renseigne d’emblée sur la position de chacun. Avec la Russie, l’affaire est assez simple : les barricades, sur ce front, ont été hissées et par la « gauche » et par la droite, à cela près que chacun a hissé la sienne. La « gauche » parce que la Russie représente en elle-même tout ce que la « gauche » abhorre : le conservatisme, le nationalisme et l’économie mafieuse. La droite parce que la Russie est la Russie et donc un dragon. L’ennemi de la Pologne. Car plus forte et historiquement hostile. L’instinct dicte donc de hérisser le poil et de grogner.
Avec l’Allemagne, cette Germanie malheureuse, l’affaire est plus compliquée. Parce que l’Allemagne c’est aussi un dragon et si elle se donne des airs de bonté, d’humanité, de démocratie et de pacifisme, c’est sûrement qu’elle complote quelque chose. C’est pas possible autrement.
Si jamais, à la place de l’Allemagne, il venait à manquer un ennemi, il faudrait s’en recréer un. Quel partenaire est-ce donc que cette Allemagne ? - hurlent-ils. Et Nord Stream ? Et Nord Stream 2 (10) ? Et la Grèce ? Elle veut tous nous hégémoniser ! Elle veut nous réduire à une Mitteleuropa agraire, un réservoir de main-d’œuvre bon marché, des terres agricoles, des paysans pataugeant dans la boue - voilà, rien de plus. Je ne dis pas qu’ici et là, ils n’ont pas partiellement raison. Le problème, c’est qu’un camp comme l’autre arrange sa réalité pour qu’elle soit à prendre toute entière ou pas du tout.
Et dans la disposition dans laquelle nous nous retrouvons, des choses telles que la dimension pratique de la géopolitique ou de l’économie perdent en importance jusqu’à en devenir insignifiantes. On en vient même à oublier que la Pologne, qui a toujours souffert d’être coincée entre la Russie et l’Allemagne, est maintenant dans la plus avantageuse des positions : dans un même bloc avec l’Allemagne, et qui plus est, avec une Allemagne pro-européenne.
Ou que la Pologne soit membre du bloc militaire le plus puissant de la planète, sous protection des Etats-Unis. Il est difficile de dire combien de temps l’Allemagne maintiendra son inclinaison pro-européenne mais au lieu de souffler sur ce feu, presque mourant, la Pologne préfère le fouler au pied dans une danse nationale rituelle, tout en brayant la « Rota ». (11)
Elle danse, elle chante et elle refuse d’entendre les arguments de ceux qui soutiennent que l’on préserve plus efficacement son intérêt particulier lorsque l’on s’abstient de menacer des tanks avec des sabres. Car, il n’y a pas le moindre doute sur le fait qu’il ne peut s’agir ici d’une défense efficace de notre intérêt particulier. Il s’agit désormais de restaurer l’ordre mythologique. Celui-là même qui est dans le credo non pas tant du Polonais que de l’adepte de la Pologne.
Et ce credo a les accents suivants : tant que le monde est monde, l’Allemand ne sera pas frère du Polonais.
Dans l’esprit de ce credo, les Allemands n’accéderont jamais à une condition qui soit acceptable pour les disciples de la Pologne, de la même façon que Satan ne pourra jamais se reconvertir en ange. Ils devraient se dissoudre et se poloniser tous ensemble, comme les Stuhr, comme les Dietl, comme les Goetl. Parce qu’un bon Allemand ne peut être que polonais.
J’ai même le sentiment que le Ministre des Affaires Etrangères, Witold Waszczykowski, fait ce qu’il peut lorsqu’il donne des interviews aux médias allemands pour louvoyer entre l’autel du mythe polonais et la terre ferme. Pour ne pas ne pas tout bousiller irrémédiablement, pour expliquer ne serait-ce qu’un peu ce WTF, pour ramener à une dimension de réalité tout ce qui se profère.
Mais je commence à douter qu’il puisse encore croire à ce qu’il fait. Parce que si le Ministère des Affaires Intérieures, Mariusz Błaszczak, se met à hystériser à la première occasion au sujet du massacre de Wola (12) cela signifie, comme disaient les classiques, que quelque chose est en train de sérieusement déraper.
La loi de l’époque voudrait que lorsque le monde pense différemment de la Pologne, alors tant pis pour le monde. Parce que le monde n’est pas la Pologne. Le monde est dans un autre monde, comme Poutine après sa mémorable rencontre avec Merkel. Parce que la Germanie ne sera acceptable que lorsqu’elle sera, éventuellement, une post-Germanie polonaise.
Comme celle-ci, celle à travers laquelle je prends plaisir à rouler.
***
Je roule donc à travers cette post-Germanie et j’observe comme elle se recompose. Parfois avec bon sens, parfois sans. Parfois avec goût, parfois sans. J’observe et je me demande combien de temps cette recomposition peut encore durer, car si l’on considère l’économie, ici aussi on semble révérer le principe selon lequel le feu éternel doit briller sur l’autel de la polonité, bien au-dessus du bon sens, du cours du zloty et des ratings.
Je roule et de temps à autre j’arrive à Świebodzin. Je me gare aux pieds du Christ que je considère comme un totem polonais planté sur les terres où ont régné en alternance les Slaves et les Germains et où trônent actuellement les Slaves qui, bien qu’ils ne se soient pas encore hissés jusqu’aux sommets de civilisation qu’ont laissé derrière eux les Germains, sont tout de même parvenus à construire, avec leur ciment armé, un Christ plus grand que celui de Rio.
Et qu’est-ce que ça peut faire qu’il ne soit pas vraiment sur un roc mais plutôt sur une butte, que pas vraiment en bord de mer mais plutôt dans une mare de boue, après tout c’est le nôtre, après tout il est polonais. Et c’est ça l’essentiel. C’est ça la seule chose qui compte. Et rien, mais alors là absolument rien d’autre.
Thibault Deleixhe
MediaPart
Notes :
(1) Le Royaume du Congrès est une entité politique créée par les puissances européennes au Congrès de Vienne de 1815 pour apaiser les demandes des Polonais qui espéraient restaurer leur Etat que s’étaient partagés les trois puissances voisines : la Russie, la Prusse et l’Autriche. Le Royaume du Congrès restait tout de même un territoire sous tutelle russe, dont l’autonomie sera révoquée par le Tsar dès 1831. (Toutes les notes sont des compléments d’information du traducteur)
(2) Donald Tusk a été Premier Ministre de 2007 à 2015 avant de devenir Président du Conseil Européen. L’action de son gouvernement est souvent associée au développement d’infrastructures, appuyé en cela par d’importants subsides européens.
(3) Radio Maryja est une radio catholique dirigée par le très influent père Rydzyk. Elle s’est rendue célèbre pour son ton ultra-conservateur et ses fréquents dérapages antisémites. Elle peut malgré tout s’enorgueillir d’une audience assez large. Les auditeurs de Radio Maryja sont souvent considérés comme l’un des piliers électoraux du parti Droit et Justice, actuellement au pouvoir.
(4) Jarosław Marek Rymkiewicz a fait paraitre ses premiers vers en 1967. Après avoir modernisé la poésie nationale d’inspiration baroque et romantique, il s’engage de façon de plus en plus radicale dans la défense de cette tradition, ce qui le conduit à afficher son soutien politique au parti Droit et Justice. Il est devenu le poète de référence du camp des conservateurs.
(5) L’auteur fait ici référence à un poème de 2010 que Rymkiewicz adresse au leader du parti Droit et Justice et dans lequel il lui rappelle qu’il est encore redevable au corps brûlé de son frère d’une dernière faveur, celle de sauver la Pologne de ceux qui veulent l’affaiblir et la subordonner au « tsar du Nord ».
(6) L’auteur évoque les collusions entre l’ancien gouvernement et le monde des affaires révélées lors de la publication d’enregistrements audio illégaux de conversations de politiciens et de businessmen dans un restaurant de Varsovie où ils avaient leurs habitudes.
(7) Le nouveau gouvernement a entamé une réforme brutale qui fragilise les principaux piliers de la démocratie polonaise. En deux mois et demi, il a fait voter selon une procédure parlementaire accélérée une réforme du Tribunal Constitutionnel qui en paralyse l’action et a été jugée inconstitutionnelle par ce dernier, le remplacement de tous les cadres de l’administration, des services de sécurité ainsi que des télévisions et radios publiques.
(8) Les Partages désignent, dans l’histoire polonaise, les trois annexions successives dont elle fût victime en 1772, 1793 et 1795 de la part des trois puissances voisines, la Russie, la Prusse et l’Autriche. La Pologne disparût de la carte de l’Europe pour 123 ans, jusqu’en 1918, lorsqu’elle recouvra son indépendance à la faveur du découpage des empires monarchiques vaincus. Ce long siècle d’inexistence étatique reste un traumatisme national.
(9) Les insurrections de novembre 1830 et de janvier 1863 ont constitué deux tentatives polonaises, infructueuses, de reconquérir leur indépendance sur la Russie.
(10) Les projets Nord Stream 1 et 2 sont des initiatives privées, menées par des compagnies allemandes, qui prévoient de faire transiter des hydrocarbures entre la Russie et l’Allemagne au moyen de pipelines posés au fond de la Baltique, contournant ainsi la Pologne. Ces initiatives sont perçues très négativement en Pologne pour laquelle une union commerciale exclusive entre deux anciennes puissances impériales dans une question aussi fondamentale que l’énergie réveille des craintes historiques.
(11) La « Rota » est un poème écrit en 1908 par Maria Konopnicka en réaction à la germanisation forcée des populations polonaises sous contrôle prusse. Mis en musique, elle a été évoquée pour devenir l’hymne national mais son contenu assez ouvertement germanophobe l’a finalement disqualifiée.
(12) Le massacre de Wola est l’exécution sur ordre direct d’Hitler de l’entièreté de la population civile du quartier du même nom en représailles au déclenchement de l’insurrection de Varsovie. Du 5 au 7 août 1944, 65 000 personnes furent exécutées par des bataillons de SS.