"Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche)". (IV)
" Idéologie et appareils idéologiques d’État ". (IV)
(Notes pour une recherche)
Quand nous disions dans l’introduction à la précédente parution que " l’idéologie " que l’on rencontre si souvent dans les propos pouvait être un sujet à approfondir... Nous vivions sur le souvenir de la lecture " à chaud " de cet article de Louis Althusser, lors de sa parution dans la revue marxiste " La Pensée " en 1970 ! Il y aura bientôt un demi-siècle... et qu’à vrai dire nous avions alors " avalé " pour n’en retenir que les éléments essentiels, mais sans nous rendre compte de son épaisseur, entendue au propre comme au figuré.
Si bien qu’il ne nous sera pas possible d’en arriver dès aujourd’hui à sa conclusion : le philosophe opère un si long détours (celui que nous avons déjà annoncé) sur la question de l’idéologie ! Il y aura donc encore une suite, si Le Grand Soir et ses lecteurs, ne se trouve déjà repus.
Il faudra se faire dans cette partie à la pensée du philosophe qui aimait à la présenter de façon apparemment paradoxale. Il nous semble, pour compléter un peu ce que dit L. Althusser ou insister sur ce point, que tout " Le Capital " est parcouru par le principe qui est ici énoncé : l’idéologie n’est pas directement le reflet fantasmagorique des conditions d’existence des individus, mais celui de leur rapport à ces conditions d’existence.
Ce qui se trouve de façon lapidaire chez K. Marx dans la " Préface à la Contribution... " sous la forme : " Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne juge une telle époque de bouleversements etc. "
À PROPOS DE L’IDÉOLOGIE
Lorsque nous avons avancé le concept d’Appareil idéologique d’État, lorsque nous avons dit que les AIE « fonctionnaient à l’idéologie », nous avons invoqué une réalité dont il faut dire quelques mots : l’idéologie.
On sait que l’expression : " l’idéologie " a été forgée par Cabanis, Destutt de Tracy et leurs amis, qui lui assignaient pour objet la théorie (génétique) des idées.
Lorsque 50 ans plus tard, Marx reprend le terme, il lui donne - dès ses œuvres de jeunesse - un tout autre sens. " L’idéologie " est alors le système des idées, des représentations qui domine l’esprit d’un homme ou d’un groupe social.
La lutte idéologico-politique menée par Marx dès ses articles de la " Gazette rhénane " devait rapidement le confronter à cette réalité et l’obliger à approfondir ses premières intuitions.
Pourtant, nous nous heurtons ici à un paradoxe assez étonnant. Tout semblait porter Marx à formuler une " théorie de l’idéologie ". De fait, " L’Idéologie allemande " nous offre bien, après les Manuscrits de 44, une théorie explicite de l’idéologie, mais... elle n’est pas marxiste ; nous le verrons dans un instant.
Quant au Capital, s’il contient bien nombre d’indications pour une théorie des idéologies - la plus visible : l’idéologie des économistes vulgaires - il ne contient pas cette théorie elle-même qui dépend en grande partie d’une théorie de l’idéologie " en général ".
Je voudrais prendre le risque d’en proposer une première et très schématique esquisse. Les thèses que je vais avancer ne sont certes pas improvisées, mais elles ne peuvent être soutenues et éprouvées - c’est-à-dire confirmées ou rectifiées - que par des études et analyses approfondies.
I. L’IDÉOLOGIE N’A PAS D’HISTOIRE
Un mot d’abord pour exposer la raison de principe qui me semble sinon fonder, du moins autoriser le projet d’une théorie de l’idéologie " en général " et non une théorie des idéologies " particulières " qui expriment toujours, quelle que soit leur forme (religieuse, morale, juridique, politique) des positions de classe.
Il faudra de toute évidence s’engager dans une théorie des idéologies sous le double rapport qui vient d’être indiqué. On verra alors qu’une théorie des idéologies repose en dernier ressort sur l’histoire des formations sociales, donc des modes de production combinés dans les formations sociales et des luttes de classes qui s’y développent.
En ce sens, il est clair qu’il ne peut être question d’une théorie des idéologies " en général " puisque les idéologies (définies sous le double rapport indiqué ci-dessus : régional et de classe) ont une histoire dont la détermination en dernière instance se trouve évidemment située hors des seules idéologies, tout en les concernant.
En revanche, si je puis avancer le projet d’une théorie de l’idéologie " en général " et si cette théorie est bien un des éléments dont dépendent les théories des idéologies, cela implique une proposition d’apparence paradoxale que j’énoncerai dans les termes suivants : l’idéologie n’a pas d’histoire.
On le sait, cette formule figure en toutes lettres dans un passage de " L’Idéologie allemande ". Marx l’énonce a propos de la métaphysique qui, dit-il, n’a pas plus d’histoire que la morale sous-entendu : et les autres formes de l’idéologie.
Dans " L’Idéologie allemande ", cette formule figure dans un contexte franchement positiviste. L’idéologie y est conçue comme pure illusion, pur rêve. C’est-à-dire " néant ". Toute sa réalité est " hors d’elle-même ".
L’idéologie est donc pensée comme une construction imaginaire dont le statut est exactement semblable au statut théorique du rêve chez les auteurs antérieurs à Freud. Pour ces auteurs, le rêve était le résultat purement imaginaire, c’est-à-dire nul, de « résidus diurnes », présentés dans une composition et un ordre arbitraires, parfois d’ailleurs « inversés », bref « dans le désordre ».
Pour eux, le rêve, c’était l’imaginaire vide et nul, « bricolé » arbitrairement, les yeux fermés, avec des résidus de la seule réalité pleine et positive, celle du jour. Tel est exactement le statut de la philosophie et de l’idéologie puisque la philosophie y est l’idéologie par excellence dans " L’Idéologie allemande ".
L’idéologie est alors pour Marx un bricolage imaginaire, un pur rêve, vide et vain, constitué par les « résidus diurnes » de la seule réalité pleine et positive, celle de l’histoire concrète des individus concrets, matériels, produisant matériellement leur existence. C’est à ce titre que, dans " L’Idéologie allemande ", l’idéologie n’a pas d’histoire puisque son histoire est " en dehors d’elle ", là où existe la seule histoire qui existe : celle des individus concrets, etc. Dans " L’Idéologie allemande " la thèse que l’idéologie n’a pas d’histoire est donc une thèse purement négative puisqu’elle signifie a la fois :
1. - L’idéologie n’est rien en tant que pur rêve fabriqué par on ne sait quelle puissance : sinon par l’aliénation de la division du travail, mais c’est là aussi une détermination négative.
2. - L’idéologie n’a pas d’histoire, ce qui ne veut pas dire du tout qu’elle n’ait pas d’histoire. Au contraire, puisqu’elle n’est que le pâle reflet vide inversé de l’histoire réelle, mais elle n’a pas d’histoire " à elle ".
Or la thèse que je voudrais défendre, tout en reprenant formellement les termes de " L’Idéologie allemande " - « l’idéologie n’a pas d’histoire » - est radicalement différente de la thèse positiviste-historiciste de " L’Idéologie allemande ".
Car, d’une part, je crois pouvoir soutenir que les idéologies ont une histoire à elles bien qu’elle soit déterminée en dernière instance par la lutte des classes et, d’autre part, je crois pouvoir soutenir en même temps que l’idéologie " en général " n’a pas d’histoire, non en un sens négatif (son histoire est en dehors d’elle), mais en un sens absolument positif.
Ce sens est positif, s’il est vrai que le propre l’idéologie est d’être dotée d’une structure et d’un fonctionnement tels qu’ils en font une réalité non-historique, c’est-à-dire " omni-historique ", au sens où cette structure et ce fonctionnement sont, sous une même forme, immuable, présents dans ce qu’on appelle l’histoire entière, au sens où le Manifeste définit l’histoire comme l’histoire de la lutte des classes, c’est-à-dire l’histoire des sociétés de classes.
Pour fournir ici un repère théorique, je dirais, reprenant notre exemple du rêve, cette fois dans la conception freudienne, que notre proposition - l’idéologie n’a pas d’histoire - peut et doit (et d’une manière qui n’a absolument rien d’arbitraire, mais qui est tout au contraire théoriquement nécessaire, car il y a un lien organique entre les deux propositions) être mise en rapport direct avec la proposition de Freud que l’inconscient est éternel, c’est-à-dire n’a pas d’histoire.
Si " éternel " veut dire, non pas transcendant à toute histoire temporelle, mais omniprésent, trans-historique, donc immuable en sa forme dans toute l’étendue de l’histoire, je reprendrai mot pour mot l’expression de Freud et j’écrirai : l’idéologie est éternelle, tout comme l’inconscient. Et j’ajouterai que ce rapprochement me paraît théoriquement justifié par le fait que l’éternité de l’inconscient n’est pas sans rapport avec l’éternité de l’idéologie " en général ".
Voilà pourquoi je me crois autorisé, au moins de façon présomptive, à proposer une théorie de l’idéologie " en général ", au sens ou Freud a présenté une théorie de l’inconscient " en général ".
Pour simplifier l’expression, on voudra bien, tenant compte de ce qui a été dit des idéologies, convenir d’employer le terme d’idéologie tout court pour désigner l’idéologie " en général " dont je viens de dire qu’elle n’a pas d’histoire ou - ce qui revient au même - qu’elle est éternelle, c’est-à-dire omniprésente, sous sa forme immuable, dans toute l’histoire = l’histoire des formations sociales comprenant des classes sociales. Je me limite provisoirement en effet aux « sociétés de classes » et à leur histoire.
II. L’IDÉOLOGIE EST UNE « REPRÉSENTATION » DU RAPPORT IMAGINAIRE DES INDIVIDUS À LEURS CONDITIONS RÉELLES D’EXISTENCE
Pour aborder la thèse centrale sur la structure et le fonctionnement de l’idéologie, je vais d’abord présenter deux thèses dont l’une est négative et l’autre positive.
La première porte sur l’objet qui est « représenté » sous la forme imaginaire de l’idéologie.
La seconde porte sur la matérialité de l’idéologie.
Thèse I : L’idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence.
On dit communément de l’idéologie religieuse, de l’idéologie morale, de l’idéologie juridique, de l’idéologie politique, etc., que ce sont autant de « conceptions du monde ». Bien entendu, on admet, à moins de vivre l’une de ces idéologies comme la vérité - par exemple si on « croit » à Dieu, au Devoir, à la Justice, etc. - que l’idéologie dont on parle alors d’un point de vue critique, en l’examinant comme un ethnologue les mythes d’une « société primitive », que ces « conceptions du monde » sont en grande partie imaginaires. C’est-à-dire ne « correspondent pas à la réalité ».
Pourtant, tout en admettant qu’elles ne correspondent pas à la réalité, donc qu’elles constituent une illusion, on admet qu’elles font allusion à la réalité et qu’il suffit de les « interpréter » pour retrouver, sous leur représentation imaginaire du monde, la réalité même de ce monde (idéologie = illusion/allusion).
Il existe différents types d’interprétation dont les plus connus sont le type " mécaniste ", courant au XVIIIe siècle - Dieu, c’est la représentation imaginaire du Roi réel - et l’interprétation « herméneutique » inaugurée par les premiers Pères de l’Église et reprise par Feuerbach et l’école théologico-philosophique issue de lui, par exemple le théologien Barth, etc. Pour Feuerbach, par exemple, Dieu, c’est l’essence de l’Homme réel.
Je vais à l’essentiel en disant que, sous la condition d’interpréter la transposition et l’inversion imaginaire de l’idéologie, on aboutit à la conclusion que dans l’idéologie « les hommes se représentent sous une forme imaginaire leurs conditions d’existence réelles ».
Cette interprétation laisse malheureusement en suspens un petit problème : pourquoi les hommes « ont-ils besoin » de cette transposition imaginaire de leurs conditions réelles d’existence pour « se représenter » leurs conditions d’existence réelles ?
La première réponse (celle du XVIIIe siècle) propose une solution simple : c’est la faute aux Curés ou aux Despotes. Ils ont « forgé » de Beaux Mensonges pour que, croyant obéir à Dieu, les hommes obéissent en fait aux Curés ou aux Despotes, le plus souvent alliés dans leur imposture, les Curés étant au service des Despotes ou vice versa, selon les positions politiques desdits « théoriciens ».
Il y a donc une cause à la transposition imaginaire des conditions d’existence réelle : cette cause, c’est l’existence d’un petit nombre d’hommes cyniques qui assoient leur domination et leur exploitation du « peuple » sur une représentation faussée du monde qu’ils ont imaginée pour s’asservir les esprits en dominant leur imagination.
La seconde réponse - celle de Feuerbach, reprise mot pour mot par Marx dans ses œuvres de jeunesse - est plus « profonde », c’est-à-dire tout aussi fausse. Elle cherche et trouve, elle aussi, une cause à la transposition et à la déformation imaginaire des conditions d’existence réelles des hommes, bref à l’aliénation dans l’imaginaire de la représentation des conditions d’existence des hommes.
Cette cause, ce ne sont plus ni les Curés, ni les Despotes, ni leur propre imagination active et l’imagination passive de leurs victimes. Cette cause, c’est l’aliénation matérielle qui règne dans les conditions d’existence des hommes eux-mêmes. C’est ainsi que Marx défend dans " la Question juive " et ailleurs l’idée feuerbachienne que les hommes se font une représentation aliénée (= imaginaire) de leurs conditions d’existence parce que ces conditions d’existence sont elles-mêmes aliénantes.Dans les Manuscrits de 44 : parce que ces conditions sont dominées par l’essence de la société aliénée : le « travail aliéné ».
Toutes ces interprétations prennent donc à la lettre la thèse qu’elles supposent et sur laquelle elles reposent, à savoir que ce qui est reflété dans la représentation imaginaire du monde qu’on trouve dans une idéologie, ce sont les conditions d’existence des hommes donc leur monde réel.
Or je reprends ici une thèse que j’ai déjà avancée : ce n’est pas leurs conditions d’existence réelles, leur monde réel, que les « hommes » « se représentent » dans l’idéologie, mais c’est avant tout leur rapport à ces conditions d’existence qui leur y est représenté.
C’est ce rapport qui est au centre de toute représentation idéologique, donc imaginaire du monde réel. C’est dans ce rapport que se trouve contenue la « cause » qui doit rendre compte de la déformation imaginaire de la représentation idéologique du monde réel. Ou plutôt, pour laisser en suspens le langage de la cause, il faut avancer la thèse que c’est la nature imaginaire de ce rapport qui soutient toute la déformation imaginaire qu’on peut observer (si on ne vit pas dans sa vérité) dans toute idéologie.
Pour parler un langage marxiste, s’il est vrai que la représentation des conditions d’existence réelle des individus occupant des postes d’agents de la production, de l’exploitation, de la répression, de l’idéologisation et de la pratique scientifique, relève en dernière instance des rapports de production et des rapports dérivés des rapports de production, nous pouvons dire ceci : toute idéologie représente, dans sa déformation nécessairement imaginaire, non pas les rapports de production existants et les autres rapports qui en dérivent, mais avant tout le rapport imaginaire des individus aux rapports de production et aux rapports qui en dérivent.
Dans l’idéologie est donc représenté non pas le système des rapports réels qui gouvernent l’existence des individus, mais le rapport imaginaire de ces individus aux rapports réels sous lesquels ils vivent.
S’il en est ainsi, la question de la « cause » de la déformation imaginaire des rapports réels dans l’idéologie tombe et doit être remplacée par une autre question : pourquoi la représentation donnée aux individus de leur rapport individuel aux rapports sociaux qui gouvernent leurs conditions d’existence et leur vie collective et individuelle, est-elle nécessairement imaginaire ? Et quelle est la nature de cet imaginaire ?
Ainsi posée la question évacue la solution par la « clique » [15] d’un groupe d’individus (Curés ou Despotes) auteurs de la grande mystification idéologique ainsi que la solution par le caractère aliéné du monde réel.
Nous allons voir pourquoi dans la suite de notre exposition. Pour l’instant, nous n’allons pas plus loin...
Louis Althusser
Le Grand Soir
Note :
[15] J’emploie à dessein ce terme très moderne. Car, même en milieux communistes, « l’explication » de telle déviation politique (opportunisme de droite ou de gauche) par l’action d’une « clique » est malheureusement monnaie courante.
SOURCE : http://classiques.uqac.ca/contemporains/althusser_louis/ideologie_et_A...