Hommage à Toots Thielemans : l’homme à l’harmonica sublimé
Hommage à Toots Thielemans : l’homme à l’harmonica sublimé
Aujourd’hui, lundi 22 août 2016, s’est éteint dans sa bonne vieille ville de Bruxelles, au très respectueux âge de 94 ans, l’un des plus grands musiciens de jazz au monde : Toots Thielemans qui, lorsqu’il jouait de son inséparable harmonica, atteignait les inaccessibles sphères du sublime. Hommage, donc, à cet homme à l’harmonica sublimé : un pour Toots, Toots pour un !
J’entends ici le mot « sublime » dans son sens originel et authentique : « l’écho de la grandeur d’âme », comme le qualifia, au deuxième siècle de notre ère, le linguiste Longin dans « Du Sublime » précisément, le premier livre, dans l’histoire de l’humanité, consacré à cette notion !
Au dix-huitième siècle, Emmanuel Kant précise, dans sa " Critique de la faculté de juger ", à ce sujet : « Nous nommons " sublime " ce qui est absolument grand. (…) Dans ce dernier cas, il s’agit de ce qui est grand au-delà de toute comparaison. On peut aussi exprimer ainsi la définition précédente : Est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit. »
Transcendance du sublime !
TOOTS POUR UN, UN POUR TOOTS !
Car Toots Thielemans, en effet, était grand : grand tant sur le plan humain, par sa naturelle bonté, sa gentillesse et son humilité, que sur le plan musical, par son incomparable génie, sa créativité et son raffinement.
Ce n’est donc pas un hasard, loin s’en faut, s’il avait comme amis et complices, parmi les meilleurs musiciens de jazz, des artistes aussi légendaires et talentueux, pour ne citer que les plus célèbres parmi cette illustre pléiade, que Charlie Parker, Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Dizzy Gillespie, Benny Goodman, Django Reinhardt, Stéphane Grapelli, Quincy Jones, Chet Baker ou Miles Davis, dont le subtil et mélodieux jeu de trompette se parait souvent des mêmes accents, dans leur ineffable beauté mélancolique, que le déchirant et pourtant toujours chaleureux harmonica de Toots Thielemans.
Ce sont les « affinités électives » de Goethe. C’est la « fraternité sidérale » de Nietzsche. Toots pour un, un pour Toots !
Sur la mélancolie, ce « bonheur de la tristesse » comme l’on joliment qualifié les poètes romantiques, le philosophe George Steiner disserte particulièrement bien. Dans ses " Dix raisons (possibles) sur la tristesse de pensée ", il écrit en effet, reconduisant là, par la même occasion, à cette idée de « grandeur », et donc d’ « infini » qui présidait, plus haut, à la définition du « sublime » justement : « L’infini de la pensée est un marqueur crucial, peut-être le marqueur crucial de l’éminence humaine, de la dignitas des hommes et des femmes, suivant la formule mémorable de Pascal (le " roseau pensant "). Elle distingue ce qui est singulièrement humain dans l’animal humain. Elle permet aux grammaires de notre discours d’exprimer remémoration et " futurité ", bien que nous ne prenions que rarement le temps de réfléchir à la fragilité logique du temps futur. »
Fragilité du temps, dit Steiner et donc, dans son mortifère sillage, de la vie elle-même, aurait-il pu ajouter en ce jour de deuil : Toots Thielemans, l’homme à l’harmonica sublimé, s’en est en effet allé rejoindre lui aussi, après s’être éteint dans un paisible sommeil d’éternité, l’immatériel et intemporel ciel des immortels !
Il ne nous reste donc plus, pour nous consoler de cet immense chagrin, qui n’est pas ici seulement celui des Belges, pour paraphraser le titre d’un magnifique roman de Hugo Claus, qu’écouter ses mélodieuses et émotives perles, toujours emplies d’un feeling à vous donner la chair de poule, dont aujourd’hui, plus actuel que jamais, son très prémonitoire, aussi émouvant qu’élégant, « Art to say goodbye ».
L’art de dire « adieu », en effet. Même dans la mort, Toots sera resté, dans sa généreuse discrétion, grand.
Sublime : il était l’expression même de l’art, en Majesté !
Daniel Salvatore SCHIFFER *
* Philosophe, auteur, notamment, de " Philosophie du dandysme - Une esthétique de l’âme et du corps " (Presses Universitaires de France), " Lord Byron " (Gallimard - Folio Biographies) et " Petit éloge de David Bowie - Le dandy absolu " (Éditions François Bourin). A paraître : " Requiem Dandy - Méditation sur l’art de mourir, de Socrate à Bowie. "
MediaPart