Etats-Unis : lorsque les " Démocrates " étaient esclavagistes
États-Unis : lorsque les " Démocrates " étaient esclavagistes
" A l’heure où la fracture partisane se creuse de plus en plus selon les couleurs de peau, les Américains seraient peut-être bien inspirés de méditer sur ces péripéties ", estime Didier Combeau.
Les funérailles de George Floyd ont été l’occasion pour Joe Biden de lancer un appel à la " justice raciale ", alors que le président Trump, quelques jours auparavant, avait menacé de déployer l’armée fédérale face aux " Afro-Américains " en colère.
Aujourd’hui, rien ne nous paraît plus naturel qu’un " Démocrate " prenant fait et cause pour la cause " noire ", pendant qu’un " Républicain " en appelle à la loi et à l’ordre — tout en faisant un " appel du pied " aux nostalgiques de la " suprématie blanche ".
Or, cet alignement idéologique est le résultat d’un curieux retournement de l’Histoire.
Le passé trouble des " Démocrates "
Retour sur l’Amérique de 1850, profondément divisée sur la question de l’esclavage.
Les États-Unis se sont récemment découvert la " destinée manifeste " de domestiquer tout le continent. Mais les nouveaux territoires qui rejoignent la fédération doivent-ils être libres, ou " esclavagistes " ?
Depuis 1820, c’est le fragile " Compromis du Missouri " qui maintient l’équilibre : tous les nouveaux États situés au nord de la latitude 36° 30’ sont « libres ».
Au sud, l’esclavage est légal.
Avec le traité qui met fin à la guerre avec le Mexique et attribue aux États-Unis d’immenses territoires dans le sud-ouest, cet équilibre est remis en cause.
Un nouveau compromis doit être trouvé. La Californie, où l’on vient de découvrir de l’or, sera un État libre, et les autres territoires choisiront leur statut par décision populaire, mais les esclaves qui s’enfuient dans le Nord pourront être capturés et remis à leurs " propriétaires ".
Alors que les « abolitionnistes » exfiltrent les esclaves qui rompent leurs chaînes, le gouvernement fédéral, tenu par un parti " Démocrate " hégémonique face à un parti " whig " en décomposition, applique le " Fugitive Slave Act " avec rigueur, et verse à ses marshals 10 dollars par tête capturée.
La " Manifest Destiny ", c’est aussi le chemin de fer.
Il faut une ligne pour traverser ce continent conquis et ouvrir « l’Ouest » aux intérêts industriels du Nord.
Problème : elle traverserait le Kansas et le Nebraska. Les compagnies sont réticentes à investir dans des territoires non stabilisés. La loi " Kansas-Nebraska ", en soumettant la question de l’esclavage dans ces territoires au scrutin populaire avant leur entrée dans « l’Union », enfonce le " dernier clou " dans le cercueil du " compromis du Missouri ".
Elle déclenche aussi une guerre sanglante au Kansas, entre les « abolitionnistes » et les « esclavagistes ».abolitionnistes
Un " Parti démocrate " divisé
Pour les « abolitionnistes », c’en est trop. Ils fondent en 1856 dans le Nord-Est, sur les décombres du " Parti whig ", le " Parti républicain ". Cette nouvelle formation politique ne prêche pas tant pour l’abolition que contre l’extension de l’esclavage aux nouveaux territoires.
Mais il est clair désormais que les velléités de cohabitation d’une Amérique « esclavagiste » avec une autre qui ne l’est pas est illusoire. Le " Parti démocrate " se scinde lors de l’élection présidentielle de 1860 et présente deux candidats, l’un représentant « le Nord », l’autre « le Sud ». Cela ouvre un boulevard au candidat " Républicain " Abraham Lincoln, élu presque exclusivement avec les voix des États libres.
Le dernier virage est franchi vers la pente qui mène à la sécession.
On connaît la suite.
La guerre, l’émancipation des esclaves par le " Républicain " Lincoln, la victoire de « l’Union » sur « la Confédération », les trois amendements à la Constitution qui bouleversent l‘appareil légal du Sud :
le treizième amendement qui prohibe l’esclavage,
le quatorzième qui proclame l’égalité des esclaves libérés et des « Blancs » face à la loi,
le quinzième qui ouvre le droit de vote aux hommes " noirs ".
Le paysage partisan est campé pour 70 ans : le " Parti républicain ", vainqueur de la guerre, domine désormais la politique nationale.
Le " Parti démocrate ", lui, est divisé régionalement.
Au Sud, c’est le parti des « ségrégationnistes ». Pas seulement celui des anciens propriétaire d’esclaves. Celui aussi des petits fermiers " blancs " qui n’ont jamais possédé personne, mais qui - au temps de l’esclavage - jouissaient d’un statut quasi-aristocratique par rapport aux malheureux serviles.
Dans les villes du Nord-Est et du Midwest, le " Parti démocrate " est celui des catholiques et des minorités d’origines irlandaise, italienne, allemande.
Si ceux du Nord sont " ouverts sur le monde ", ceux du Sud développent une mentalité insulaire et sont proches du « Ku Klux Klan », qui, juste après la « guerre de sécession », ne s’en prenait pas seulement aux " noirs ", mais aussi aux " Républicains " qui les accueillaient dans les gouvernements des États qu’ils dirigeaient.
En 1924, les partisans d’Al Smith, gouverneur de l’État de New York, proposent à la convention " Démocrate " de voter une dénonciation publique de cette organisation.
Preuve de la puissance des sudistes, ils y échouent.
d’y assister
C’est la crise de 1929 qui va permettre aux " Démocrates " de reconquérir le pouvoir. Car il représente les " laissés-pour-compte ", ceux qui souffrent le plus de la récession, alors que les " Républicains " représentent les intérêts industriels.
Les " Noirs " maintenant ne sont plus seulement d’anciens esclaves. Beaucoup ont migré vers les villes du Nord pour fuir la ségrégation et ont rejoint les rangs des " cols bleus ".
Aux élections de 1936, pour la première fois, les " Afro-Américains " votent majoritairement " Démocrate ". Ce qui n’empêche pas le président Franklin Roosevelt de demeurer prudent. Sa femme Eleonore est plus intrépide : elle invite des " Noirs " à la « Maison-Blanche » et, avec " l’Association nationale pour l’avancement des gens de couleur ", elle organise un récital de l’immense contralto afro-américaine Marian Anderson, aujourd’hui injustement oubliée, qui réunit 75 000 personnes devant le " Lincoln Memorial ", là où Martin Luther King exposera son rêve un quart de siècle plus tard.
Mais de peur de mécontenter les " sudistes " et d’embarrasser son époux, elle se garde bien d’y assister.
L’impulsion, pourtant, est donnée, et peu à peu le " Parti démocrate " entame sa mue, qui mènera aux lois sur « les droits civiques » et à l’élection d’Obama, alors que les « dixiecrats » - les " Démocrates " du Sud - trouvent refuge chez les " Républicains ".
À l’heure où la fracture partisane se creuse de plus en plus selon les couleurs de peau, les Américains seraient peut-être bien inspirés de méditer sur ces péripéties.
Didier COMBEAU
Marianne