Elisa Loncón Antileo : « Le Chili ne sera plus le même après la nouvelle Constitution »

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Elisa Loncón Antileo : « Le Chili ne sera plus le même après la nouvelle Constitution »

Elisa Loncón Antileo © Anahí Sarabia

Figure montante dans cette étape historique que vit le Chili depuis deux ans, Elisa Loncón Antileo préside depuis le 4 juillet dernier la " Convention constituante " du pays.

Universitaire, écrivaine et linguiste, elle est une militante de longue date pour les droits des peuples indigènes appartenant elle-même au peuple " Mapuche ". Elle a inauguré sa présidence en demandant une minute de silence aux membres de " l’Assemblée constituante " pour rendre hommage aux personnes ayant perdu la vie lors des manifestations de la fin de l’année 2019.

Cette " Assemblée " a pour mission de rédiger la nouvelle « Constitution » du pays andin et enterrer définitivement celle héritée de la dictature de Pinochet.

Son rôle sera donc déterminant pour l’avenir du pays, puisque la " Constituante " délimitera le cadre d’action du prochain président chilien.

Entretien réalisé par Pierre Lebret et traduit par Seb Tellor, Nikola Delphino, Maïlys Baron et Corentin Dupuy.

- Pierre Lebret : Nous sommes sur le point d’atteindre les deux ans de la " Révolution chilienne " qui a commencé le 18 octobre 2019. Les mobilisations ont été massives et l’opposition au gouvernement particulièrement forte. De la " société civile " a émergé ce processus constituant, inconcevable trois ans plus tôt.

Comment envisagez-vous sa fonction ?

Elisa Loncón Antileo : La crise de représentativité politique persiste, les politiciens sont discrédités, en commençant par les plus hautes autorités. On n’assiste pas seulement à une remise en cause des leaders politiques, mais également du cadre institutionnel.

C’est dans ce cadre que la société chilienne organisée s’est donnée cette proposition de travailler sur une nouvelle « Constitution », étant entendu que la crise est issue d’un modèle économique, politique et culturel en déclin.

C’est ainsi qu’est apparue cette " Assemblée constitutionnelle ", constituée de ces 154 " conventionnels " qui ont pour tâche de redonner de la confiance, de l’espoir, des droits et de la dignité au peuple du Chili dans son ensemble.

Aux peuples du Chili : j’englobe les nations originelles.

- Pierre Lebret : Le président Piñera a cherché à éteindre les protestations en acceptant la convocation de cette " Convention constitutionnelle ", mais nous savons que cette issue ne fut pas son premier souhait. Comment a-t-il réagi au commencement du processus constituant ?

Elisa Loncón Antileo : Il a été peu coopératif avec la " Convention constitutionnelle ", car il représente la politique et le modèle traditionnel, le « pouvoir constitué » et non le " constituant ".

Il représente cette structure chilienne qui ne veut pas changer et ce modèle économique qu’il ne souhaite pas non plus modifier.

Son camp politique n’a pas non plus été d’accord pour soutenir le processus constituant. Finalement, il s’est joint à l’écriture de la nouvelle « Constitution », mais avec beaucoup de réticences et toujours en rejetant des mesures pour un approfondissement de la démocratie, de la participation, des droits.

- Pierre Lebret : Qu’a signifié pour vous les accusations d’implication du président Piñera dans le scandale des " Pandora Papers " ?

Elisa Loncón Antileo : Ces révélations ne renvoient pas une image positive du Chili à " l’international " ! Il y a de nombreux problèmes de transparence et d’intégrité, une corruption massive, qui proviennent du modèle actuel.

Je fais cependant de grands efforts pour que la « Convention » ne se focalise pas sur elles, mais qu’elle se concentre sur sa tâche : donner au Chili une nouvelle « Constitution ».

- Pierre Lebret : Le Chili entre dans une période de transition. Se pose la question de la survie d’un modèle où " libéralisme " est synonyme d’exclusion et sa compatibilité avec un autre, fondé sur la démocratie, la justice sociale et environnementale. Vous êtes sur le point de commencer la rédaction d’une nouvelle « Constitution » : quels sont les piliers fondamentaux sur lesquels elle reposera ?

Elisa Loncón Antileo : Un concept a fait " florès " au début des mobilisations du 18 octobre : celui de dignité du peuple, des peuples du Chili.

Dans ce concept s’articulent le " bien-vivre ", la " pluri-nationalité ", les " droits de la nature ", " l’éducation publique ", gratuite et de qualité, la " santé publique " de qualité, le droit au logement, la parité, les " droits des régions ", la " protection de l’enfance ", ainsi que des demandes politiques qui auparavant n’apparaissaient pas dans le débat public – comme les droits des minorités sexuelles, des « soignantes », qui généralement sont des femmes, dont le travail est peu reconnu.

C’est une liste de demandes qui se résume dans le concept de " dignité " pour toutes et tous, pour les peuples du Chili et pour les droits de la nature.

- Pierre Lebret : Un débat a agité le pays : celui des " deux tiers ". En vertu de cette règle, il faut l’accord des deux tiers des membres de la Constituante pour que le texte final prenne force de loi. Pourquoi ce débat a-t-il été si important ?

Elisa Loncón Antileo : Le quorum des deux tiers était l’une des conditions imposées par le gouvernement pour accepter la convocation d’une " Constituante ".

C’est un héritage lointain.

Pendant la dictature, la règle des " deux tiers " a été instaurée dans le but de marginaliser les droits sociaux, les revendications des peuples autochtones.

C’est alors qu’ont été été mises en place des politiques favorables à l’industrie forestière, l’industrie minière, et le modèle " politico-économique " dominant qui a conduit à la marginalisation des secteurs sociaux dans les décisions politiques.

Ces " deux tiers " ont ainsi fonctionné de pair avec la mise en place de la dictature et le système électoral binominal.

Aujourd’hui, il n’y a pas de majorité absolue à la " Convention ", nous sommes tous en position de minorité. Ainsi, nous devons chercher des accords pour mettre sur la table des projets ambitieux.

Pour cette " Convention ", les " deux tiers " représentent l’articulation institutionnelle entre la " Convention " et la « Constitution » chilienne.

J’ai donc voté " pour ", car si nous ne maintenons pas cette relation institutionnelle avec l’actuelle « Constitution », il est impossible de renforcer le processus et nous risquons le piège d’un litige juridique.

Le temps nous est compté pour élaborer la nouvelle « Constitution » ; si nous entrons dans un litige juridique, nous savons la défaite certaine, car nous ne sommes par au-dessus de la « Constitution ».

D’un autre côté, si le gouvernement n’accepte pas nos décisions, n’assume pas de garantir le cadre qui nous permet d’agir, je peux au moins affirmer ici que nous avons une chose pour nous : nous respectons la « Constitution ».

Nous devons tous être respectueux du caractère sacré de l’institution. Si je ne l’avais pas été, je n’aurais pas le crédit institutionnel nécessaire à la défense de la " Convention " aujourd’hui.

Il faut aussi se souvenir de quoi est faite l’Histoire de ce pays, ce qui l’a marqué : un président mort à l’intérieur du Palais de la Moneda, qui fut le défenseur des institutions et de la « Constitution »

[NDLR : il s’agit de Salvador Allende].

Les processus à venir sont appellent des changements ambitieux et robustes. Nous somme donc invités à construire une majorité et " à mettre sur la table ", avec cette majorité, les grandes revendications du pays : la " pluri-nationalité ", les " droits de la Terre-Mère ", etc.

Ce sont des droits qui dépendant de nous tous ; nous devons tous les défendre. Voilà la lecture nouvelle que l’on doit faire des " deux tiers ", à la lumière des premiers enseignements que nous avons tiré des travaux de la " Convention constitutionnelle "…

- Pierre Lebret : Je suis arrivé à 16 ans en Araucanie, en 2003. J’ai pu observer et vivre la culture " Mapuche ", la force de sa langue. Je souhaite vous demander, en tant que membre de la " Convention " et universitaire membre du peuple " Mapuche ", quels rêves avaient vous pour le Chili ?

Elisa Loncón Antileo : Plusieurs rêves. Un rêve principal et un autre qui l’accompagne.

Le rêve principal est l’accès à la terre.

Pouvoir en prendre soin.

Pouvoir la " reforester " d’arbres natifs, prendre soin des zones humides, des chutes d’eau, et que les générations à venir apprennent qu’il existe là des esprits.

Mais pour pouvoir enseigner cette pensée, nous devons avoir cette terre à disposition des collectifs, des peuples, des régions.

Nous devons enseigner les moyens de se nourrir sainement, sans " techniques transgéniques " : comment pourrions-nous le faire sans la matière première, qui est la terre ?

L’autre rêve qui va de pair, c’est celui de la culture.

Il est nécessaire que les futures générations connaissent et pratiquent les cultures d’origine. Sachent comment faire des " artefacts ", des ustensiles à partir de la richesse propre à cette terre.

Nous pouvons également avancer technologiquement. Il y a des technologies avancées, mais l’une des façons " d’interagir " et de nous rapprocher de cet espace physique est à travers la culture parfois matérielle, parfois immatérielle.

- Pierre Lebret : Il y quelques jours, vous avez affirmé que parvenir à une " autonomie territoriale " pour le peuple " Mapuche " serait quelque chose d’historique. Pensez-vous que l’on pourrait rendre viable une telle proposition dans le cadre de la " Convention constituante " ?

Elisa Loncón Antileo : Oui, je crois qu’il est possible de la rendre viable. C’est un droit que méritent toutes les nations existantes. Et la démarche " d’insubordination politique " dans laquelle s’engagent les " Mapuches " et les peuples originaires du Chili découle de la " non-reconnaissance " de leur droit à l’autonomie et à " l’autodétermination ".

C’est un droit reconnu pour toutes les nations et nous méritons ce droit en tant que " nation originaire ".

Nous avons des expériences importantes de réussites en la matière dans d’autres régions du continent, où les nations originaires ont obtenu leur autonomie. Je sais que c’est un long processus. Cependant, la résolution des problèmes qui affectent les peuples originaires passe par la reconnaissance de leurs droits politiques et territoriaux.

- Pierre Lebret : Quels sont les chemins possibles pour que la majorité surgissante du mouvement social puisse s’exprimer sans disparaitre ?

Elisa Loncón Antileo : Il est nécessaire de savoir construire ces majorités démocratiques, plurielles, " pluralistes ". Je crois qu’il faut revoir de nombreux éléments du récit historique du Chili pour ainsi pouvoir construire « l’esprit collectif » et communautaire dont nous avons hérité.

Nous provenons d’intenses processus " socio-politiques " qui ont pour but de défendre les droits collectifs, les droits qui sont ceux de la majorité des Chiliens. Il y a beaucoup à apprendre des peuples originaires qui ont une vision différente de la vie, de la nature, des formes d’organisation collectives et dont la jeunesse peut s’inspirer.

En effet, nous avons une jeunesse très robuste et très consciente. C’est grâce à cette jeunesse qui s’est mobilisée que ce processus constituant a lieu.

Cette jeunesse n’accepte plus ce modèle ouvertement néfaste pour la condition humaine. Il faut que nous héritions de cet " élan de la jeunesse " qui porte une critique constructive et recherche des rapports qui ne soient plus fondés sur un individualisme néfaste, mais plutôt sur le collectif.

Il faut que nous cessions de penser que « l’être humain » est le " roi de l’univers ", mais que nous pensions l’harmonie entre hommes et femmes et avec la " Terre-Mère ". Il y a beaucoup à apprendre de tout cela, et c’est un processus de long terme qui s’ouvre avec la " Constitution ".

Le Chili ne sera plus le même avec cette nouvelle « Constitution ». Je crois, personnellement, que le Chili a déjà cessé d’être le même.

- Pierre Lebret : Chaltumay (1) Presidenta !

Elisa Loncón Antileo : Chaltumay Pierre !

Pierre LEBRET

LeVentseLève.fr

Note :

(1) - " Merci beaucoup " en " Mapudungun "