Ece Temelkuran : " Le populisme de droite est l’enfant malade du néolibéralisme "

, par  DMigneau , popularité : 0%

Ece Temelkuran : " Le populisme de droite est l’enfant malade du néolibéralisme "

Turkish Presidency / Murat Cetin / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Dans son dernier ouvrage " Comment conduire un pays à sa perte. Du populisme à la dictature " * la journaliste et écrivaine turque Ece Temelkuran rappelle combien cette tendance politique est difficile à combattre quand elle a pénétré les tissus d’une société et d’un État.

Pour elle, aucun pays n’est aujourd’hui à l’abri de ce genre de dérives.

Marianne : Dans votre livre publié " Comment conduire un pays à sa perte. Du populisme à la dictature " *, vous décrivez le mécanisme de l’arrivée au pouvoir d’un système autoritaire, en vous appuyant sur les exemples turc, russe, hongrois, polonais et américain..

Et prévenez qu’aucun pays n’est à l’abri…

Ece Temelkuran : Le " populisme " commence avec un homme politique qui fonde un mouvement, contre les partis traditionnels en déclin. Ensuite, pour se construire une identité forte, à contre-courant des partis " mainstream ", il tient des propos outranciers et fait de l’immoralité et de " la loi du plus fort " la norme.

Puis il devient autoritaire en s’attaquant aux dispositifs judiciaire et politique, tout en promettant aux masses exploitées de leur rendre leur fierté.

En ce sens, le " populisme de droite " est l’enfant malade du néolibéralisme. Et Donald Trump en est une parfaite illustration.

Marianne : La non-réélection de Donald Trump, en novembre dernier, est-elle selon vous " l’exception qui confirme la règle " ou un bon signe pour l’avenir ?

Ece Temelkuran : La dernière " ligne de défense " du système actuel contre le " populisme autoritaire " est le " centrisme ".

En France, en 2017, ce fut Emmanuel Macron contre Marine Le Pen.

Avec Joe Biden, le système essaie de se défendre contre ce " populisme ".

C’est son dernier choix. On verra si les politiques " centristes " sauveront les États-Unis… Le " populisme " abîme la confiance dans le système. Il introduit le soupçon parmi les électeurs. Un soupçon tenace qui est là pour rester... C’est pourquoi on aurait tort de se réjouir trop tôt de la défaite de Trump.

N’oublions pas qu’il constitue encore une option pour plus de 70 millions d’électeurs américains ! En outre, il laisse un pays totalement " polarisé ", qui voit un ennemi dans l’autre partie de la société. C’est une polarisation très profonde, qui pénètre la société " jusque dans ses os ".

Une fois que le " populisme " est dans le " métabolisme ", il n’est pas facile de s’en débarrasser et de le reconstruire.

Y aura-t-il encore une société après cela ?

Je connais bien cette situation en Turquie... Dans d’autres pays, quand les " populistes " sont dans « l’opposition », ils attaquent le système quand celui-ci ne répond pas aux besoins du peuple. Une fois qu’ils sont sur la scène politique, ils déforment les autres. On assiste à une surenchère générale de " populisme ".

Et quand ils arrivent au pouvoir, ils utilisent leur mandat pour éliminer toute autre option politique.

Marianne : Pendant la présidence de Trump, on a vu plusieurs dirigeants " populistes " - notamment européens - comme encouragés par lui dans leur rejet des règles de " l’État de droit ".

Pensez-vous qu’il s’agit d’une offensive coordonnée ?

Ece Temelkuran : Sans vouloir sombrer dans le " complotisme ", je crois que ces dirigeants " populistes " forment un réseau global, qu’ils se motivent et s’encouragent mutuellement.

Ils cherchent à " reconstruire le monde " qu’ils veulent voir. Tous ces leaders, de Boris Johnson à Recep Tayyip Erdogan, ont besoin de ce nouveau système mondial pour être légitimés.

Ils ont besoin de légitimation sur un plan international. Une nouvelle « géopolitique » est en train d’être tricotée…

Marianne : Vous avez dû quitter votre pays, la Turquie, à cause de la dérive liberticide d’Erdogan.

Qui sème de plus en plus la zizanie hors de ses frontières, jusqu’au sein de l’Otan ?

Pensez-vous que la menace de sanctions européennes aura le moindre effet sur lui ?

Ece Temelkuran : J’ai la foi dans l’idéal de « l’Europe », mais je n’ai jamais rien vu de bon sortir des sanctions

Plus largement, peut-on encore parler " d’organisations internationales " ?

Qui écoute encore l’ONU aujourd’hui ?

Depuis le discours de Colin Powell sur l’Irak, l’ONU est devenu " l’empire du mensonge "…

Les organisations internationales ont perdu tout pouvoir, elles ont été incapables de " se mettre à jour "… Elles sont comme des géants imbéciles. Elles ne peuvent qu’assister, impuissantes

Particulièrement « l’Union européenne », qui a vu son haut niveau moral détruit par l’invasion de l’Irak puis de la Syrie.

Comment, après cela, un leader européen peut-il dire à Erdogan de mieux traiter les réfugiés ?

Quand on perd tout crédit moral, il devient difficile d’agir politiquement. C’est pourquoi il a été si facile, pour Trump, de s’en prendre à l’Otan.

Marianne : La popularité d’Erdogan baisse en Turquie, en raison notamment, de la crise économique. En témoigne l’élection d’Ekrem Imamoglu à la mairie d’Istanbul l’an dernier.

Y voyez-vous un signe encourageant ?

Ece Temelkuran : Son soutien a immensément baissé. À tel point que récemment, pendant un discours, il s’est plaint qu’il n’y avait pas assez d’applaudissements

Mais il n’a pas besoin d’être populaire. Après avoir saisi tous les instruments de pouvoir, fait taire toute voix dissonante, et emprisonné tous ses rivaux, il se moque d’être populaire.

La « violence d’état », le " judiciaire ", le Parlement sont entre ses mains.

Erdogan, selon moi, c’est une nouvelle forme de fascisme. La seule différence entre lui et les nazis, c’est son absence d’idéologie, de morale, d’idéal, ou de but politique à part celui de prendre le pouvoir.

Son seul souci est de rester au pouvoir. Car l’autre option serait la prison ou l’obligation de fuir le pays.

Que faire ?

Nombreux sont ceux, en Turquie, à penser que cela ne peut durer infiniment. Mais Franco a tenu 40 ans… J’espère plus de ceux de ma génération, les 40-50 ans. Il faut défendre sa dignité humaine, dire la vérité.

Cela est certes difficile mais quelle est l’alternative ?

Rentrer chez soi et se cacher ?

En Turquie, en termes de " realpolitik ", il faudrait former un front démocratique uni de l’opposition. En termes individuels et sociaux, je crois en la désobéissance civile non violente.

Marianne : Faut-il donc attendre que les leaders " populistes " autoritaires meurent pour que cela change ?

Ece Temelkuran : En Russie, je crains que le système " poutinien " survive à Poutine.

En Turquie, panser les plaies durera très longtemps. Je dis toujours que les Américains ont beaucoup de chance d’avoir Trump ! Car c’est un novice en politique, où il n’a aucune compétence, et il n’est pas très intelligent.

Trump n’est pas un " politicien ", c’était une star de la TV. C’est pourquoi il a perdu cette élection, même si ce n’est pas de beaucoup.

Risque-t-il de revenir ?

Je pense qu’il restera " en politique ", ne serait-ce que pour éviter des poursuites. Nous traversons une période de désintégration, des icebergs à l’UE. Je pense que de nouvelles formes de représentation démocratique peuvent être formées, telles le " Mouvement climatique ", " Black lives matter ", etc..

Les gens développent de nouvelles connections politiques. Cela doit être pris au sérieux et intégré à la vie politique démocratique. C’est - selon moi - loin d’être insignifiant, quand on pense qu’en période de pandémie, les gens risquent leur vie pour faire entendre leur voix

Anne DASTAKIAN

Marianne

* « Comment conduire un pays à sa perte. Du populisme à la dictature »*, Folio actuel 2020