Camp d’Al-Hol, en Syrie : " Le risque de dispersion des prisonniers est grand "
Camp d’Al-Hol, en Syrie : " Le risque de dispersion des prisonniers est grand "
Le camp d’Al-Hol, en Syrie, accueille 62 000 personnes, familles Syriennes et Irakiennes déplacées et femmes et enfants de djihadistes. DELIL SOULEIMAN / AFP
La tension est à son comble dans le camp de réfugiés syrien d’Al-Hol où 31 meurtres ont été commis depuis le début de l’année, dont celui d’un employé de " Médecin Sans Frontière " qui a annoncé ce mardi 2 mars s’en retirer provisoirement.
Entretien avec Jean-Charles Brisard, spécialiste du terrorisme.
La situation sécuritaire se détériore dans le camp d’Al-Hol au nord-est de la Syrie, où au moins 31 personnes ont été tuées depuis le début de l’année. Ce camp gardé par des forces kurdes accueille selon l’ONU environ 62 000 personnes, dont 93 % de femmes et d’enfants, mêlant familles irakiennes et syriennes déplacées à cause du conflit et femmes étrangères proches des djihadistes de " l’Etat Islamique ".
La violence n’éparge pas les " associations humanitaires " : un travailleur de " Médecin Sans Frontières " a été tué et trois autres blessés fin février, ce qui a poussé l’ONG à annoncer ce mardi la suspension " temporaire " de ses activités au camp d’Al-Hol.
" La plupart des personnes tuées ont été visées par des armes à feu, d’autres ont été tuées par des balles perdues ou des attaques au couteau », précise l’ONG dans un communiqué.
Jean-Charles Brisard, président du " Centre d’Analyse du Terrorisme " et enseignant à " l’Institut d’Etudes Politiques " de Strasbourg, revient pour nous sur les risques sécuritaires que pourraient causer une perte de contrôle sur les camps, rendue possible par l’exarcerbation des tensions liées aux conditions de vie très précaires et par la " menace latente " » que poseraient - selon l’ONU - les familles de djihadistes proches de " l’Etat Islamique ".
Marianne : Qui sont les réfugiés présents dans le camp d’Al-Hol ?
Jean-Charles Brisard : Ces camps sont composés en grande partie de personnes déplacées du fait du conflit entre " l’Etat islamique " et la " coalition internationale ", avec une majorité de Syriens et d’Irakiens.
A cette majorité, s’ajoutent des étrangers capturés par les forces kurdes et appartennant vraisemblablement à des organisations " terroristes ", des familles de combattants ayant rejoint " l’Etat islamique " en Syrie.
Ces étrangers représentent environ 10 % du camp et il s’agit uniquement de femmes et d’enfants puisque les hommes combattants ont été capturés et sont aujourd’hui en prison.
Marianne : Quelle est la proportion de Français parmi les 62 000 personnes à Al-Hol ?
Jean-Charles Brisard : Selon les dernières estimations, il y aurait 100 femmes et 200 enfants nés d’au moins 1 parent français.
Marianne : La population est-elle stable ou bien y a-t-il des évasions ?
Jean-Charles Brisard : Les évasions sont nombreuses. Certaines femmes de combattants n’ont pas renoncé à rejoindre ce qu’il reste de l’organisation " Etat islamique " : elles parviennent souvent à dissimuler leurs intentions et à s’évader.
Si on se concentre sur le cas des Françaises, les chiffres sont inquiétants : 25 Françaises ont fui le camp en 2020 et 2021 et 14 sont encore " en fuite ", les autres ont été capturées, soit par les forces kurdes soit par les forces du " régime syrien ", par l’armée turque ou par des groupes " djihadistes ".
On peut se dire que ce chiffre est faible, mais sur 100 femmes, les tentatives d’évasion représentent un quart des Françaises présentes sur le camp !
Marianne : Parmi les combattants français, certains ont-ils été jugés et exécutés ?
Jean-Charles Brisard : Non. Les seuls procès devant les Kurdes de Syrie concernent des Syriens. Il y en a eu plus de 7 000 à l’heure actuelle. Pour l’instant, les Kurdes ne jugent pas les Européens. Ils ont annoncé vouloir le faire et un tribunal est en ce moment en cours de construction.
Marianne : Quelle est la situation sanitaire et sécuritaire dans ces camps ?
Jean-Charles Brisard : Ce sont des camps " de fortunes ", originellement destinés à recevoir des réfugiés fuyant des zones de guerre. Les infrastructures sont donc rudimentaires et les déplacés vivent majoritairement en tente. Mais avec l’évolution du conflit sur le terrain, ces camps ont été amenés à détenir des membres d’organisation terroristes alors que ce n’était pas leur vocation originelle.
Les moyens sécuritaires sont donc dérisoires compte tenu du profil des personnes habitant dans ces camps. C’est la raison pour laquelle on se retrouve dans cette situation : que ce soit en termes sanitaires ou sécuritaires, les équipements des camps sont largement en-dessous des attentes et il n’y a pas les moyens financiers nécessaires pour améliorer la situation.
De plus, la cohabitation est extrêmement tendue entre les femmes locales - Syriennes ou Irakiennes - et les étrangères, femmes de combattants de " l’Etat islamique ".
Le camp est imprégné d’une tension palpable entre ces deux " communautés ". Dans leur gestion du camp, les Kurdes font une nette distinction entre les femmes syriennes ou irakiennes, qui ont subi le califat et n’ont pas eu d’autres choix que de s’y soumettre, et les étrangères qui ont choisi de rejoindre " l’Etat islamique " depuis leur pays d’origine.
Marianne : Y a-t-il un risque que la situation devienne incontrôlable ?
Jean-Charles Brisard : La situation a déjà dégénéré. On n’est plus dans le risque, mais dans l’urgence sécuritaire. Cela s’explique par trois facteurs.
D’abord, la dégradation de la situation sanitaire dans le camp exacerbe les tensions : les enfants sont en danger de mort et les adultes vivent dans des conditions déplorables.
Deuxièmement, certaines femmes sont détenues depuis très longtemps et leur situation n’évolue pas : elles en sont réduites à penser que la rébellion ou l’évasion sont les seules solutions possibles.
Troisièmement, cette tension est entretenue à l’extérieur des camps par la propagande de " l’Etat islamique " qui vise à les faire libérer et cherche à faciliter leur évasion. Le statu quo conduit inévitablement à une catastrophe de type " humanitaire " et " sécuritaire ".
Les Kurdes sont incapables de maintenir la sécurité seuls : ils ont été formés par les forces américaines, mais la présence des Etats-Unis décroit dans la région. Les forces kurdes souffrent aujourd’hui de difficultés financières pour aménager et renforcer la sécurité et le nombre de gardes par rapport au nombre de personnes présentes dans les camps n’est pas suffisant.
Marianne : Quelles seraient les conséquences sur la région si la situation devenait incontrôlable et qu’une majeure partie des prisonniers s’enfuyait ?
Jean-Charles Brisard : Il s’agit d’une région qui fait face à une instabilité majeure. Même après la chute du califat, on craint une résurgence de l’organisation " Etat Islamique ", dont l’activisme ne fait que croître ces derniers mois et qui multiplie les attentats.
Le risque de dispersion des prisonniers est grand et, s’il y avait une évasion massive des camps, je vois trois conséquences sécuritaires préoccupantes.
Premièrement, cela viendrait de renforcer les forces de " l’Etat islamique " en Syrie et en Irak et lui donnerait la possibilité de " reprendre pied " là où il a perdu son territoire.
Deuxièmement, on va perdre la trace de ces prisonnières qui pourraient aussi fuir vers d’autres régions pour y rejoindre d’autres organisations terroristes.
Troisièmement - et c’est le plus préoccupant pour nous - certaines ont la ferme intention de revenir en Europe pour y commettre des attentats.
Marianne : Pourquoi la France est-elle si réticente à rapatrier ses ressortissants, femmes et enfants de djihadistes, pour les juger sur son territoire ?
Jean-Charles Brisard : C’est une décision éminemment politique. L’opinion publique y est majoritairement hostile et c’est bien ce critère qui guide d’abord le choix des autorités alors que, sur le plan " humanitaire " et " judiciaire ", tout plaide pour leur retour.
Ces femmes sont toutes " judiciarisées " en France.
Le fait de les maintenir en Syrie signifie qu’on leur garantit une forme d’impunité et que l’on prend le risque, si elles s’échappent, qu’elles frappent de nouveau. Or, elles ont vocation à répondre de leurs actes devant des tribunaux.
Lucas PERSON
Marianne.fr