Bartabas ultime, Bartabas sublime !
Bartabas ultime, Bartabas sublime !
" Ex Anima " est donc le spectacle ultime de Bartabas. A la fois parce c’est le dernier (dit-il). Et aussi parce qu’il est l’aboutissement de trente ans de travail avec la compagnie " Zingaro ". Trente ans à méditer sur la beauté du cheval cristallisent dans ce spectacle, évocation poétique et lyrique de ce noble animal, de l’aube des temps jusqu’à sa rencontre avec l’homme...
Avant d’arriver au chapiteau, on lanterne un peu, on se fait (gentiment) rabrouer par un monsieur Loyal juché sur une chaise surélevée, bref on vous prévient implicitement que ce n’est pas un spectacle comme les autres, plutôt une sorte "
d’expérience initiatique ", et que vous n’en ressortirez pas tout à fait le même que vous y êtes entré...
On pénètre dans le chapiteau. Noir total. Bruits de source, d’oiseaux, de grillons. Quand la lumière revient, on a l’impression d’une aube. Elle déchire peu à peu la brume. La silhouette massive de quelques chevaux émerge. Cette lumière d’aube se reflète sur les pelages et sur les museaux. C’est le premier matin du monde. L’univers fait comme les spectateurs : il retient son souffle. Ce silence donne une résonance inouïe aux plus infimes gestes des chevaux.
Dans ce premier tableau du spectacle, Bartabas a manifestement voulu évoquer un temps de l’innocence. L’un des chevaux se roule par terre comme un jeune chat. De la pure joie. Inoubliable moment.
Ce premier tableau sera suivi d’une dizaine d’autres, avec souvent une signification allégorique, symbolique, ou mystique : le cheval apparaît dans toutes ses dimensions, ses relations avec l’homme sous toutes ses facettes. Et l’on comprend alors pourquoi " Ex anima " pourrait être l’ultime spectacle de Bartabas et de la compagnie " Zingaro ".
Après le tableau sur " l’innocence native " vient une scène de marivaudage : Adam et Ève version équine ? Deux chevaux folâtrent et se chicaillent. Ils se mordillent la crinière ou la croupe, jouent à " Je te tiens tu me tiens par la barbichette ", et c’est ravissant.
Tout à l’heure ils se roulaient par terre comme des jeunes chats, ici l’on pense plutôt à des chiots. Parfois le cheval mordilleur de croupe se voit réprimandé d’une ruade feutrée... Comment diable obtient-on ce degré de tendresse dans une ruade ?
De temps en temps, les deux chevaux se dressent sur leurs jambes dans une sorte de duel aérien amoureux. Sublime (je voudrais essayer de ne pas abuser de ce mot mais il risque de revenir malgré moi).
Autre tableau, autre cheval : un percheron traîne une sorte de toile qui égalise la terre battue. Cette toile, évidemment, pourrait être une charrue. Belle allégorie du cheval au travail.
Après le cheval de labeur, le cheval de compétition. Un cheval blanc athlétique fait rouler ses muscles. Il est si plein d’énergie et de vitalité qu’un rire - qui n’est pas de moquerie mais de complicité - parcourt les travées. Là où le percheron, résigné à la vaillance, penchait la tête vers le sol, lui la relève fièrement vers les étoiles.
Un autre cheval, un autre athlète, le suit bientôt. Et les voilà qui tournent de plus en plus vite, avec une ivresse contagieuse. Ils avalent la piste comme une part de tarte aux cerises.
Après ces deux athlètes, revoici notre percheron. Tout le spectacle repose sur cet art des contrastes maîtrisé avec une sorte de justesse musicale. Le percheron, donc, exaltation de la vaillance après celle de la flamboyance.
Des colombes viennent se poser sur lui, une à une. La cinquième et la sixième viennent nicher sur la crinière, il n’y a plus de place sur l’encolure.
Tableau romantique, presque fleur bleue. Bartabas magnifie - j’imagine - la solidarité des bêtes. Cette scène sentimentale dure peu. Le noir se fait. On entend un cocorico. La scène suivante est surréaliste : une oie tire un attelage sur lequel se trouve un coq.
Comme si Bartabas avait voulu désamorcer l’ingénuité du tableau précédent ?
Il a le bon goût de ne pas expliciter ses fulgurances, se contentant de faire partager ses rêves...
Et les hommes dans tout ça ?
Ils mettent tout leur art à se faire oublier. Les dresseurs, habillés à l’orientale (tunique noire et bonnet de moines bouddhistes) apparaissent et disparaissent comme des fantômes. Ils orientent les chevaux, les guident. Mais ils ne les montent pas. Ils sont simplement " les ordonnateurs " de leur beauté.
Tout-à-coup, un des sommets du spectacle. Cinq chevaux, d’une immobilité de statue. Une des scènes les plus picturales du spectacle. Un cheval entre, et Bartabas anime ainsi le splendide tableau qu’il vient de composer, pour rester dans une perspective de beauté vivante.
La musique, jouée en direct, par des musiciens placés juste au-dessus de la porte par laquelle entrent les chevaux accompagne magnifiquement toutes ces évolutions. On a l’impression que les musiciens ne quittent pas les chevaux du regard.
Et l’humour toujours, bon garde-fou à l’emphase. Un des tableaux nous montre un cheval idole, devant lequel les hommes se prosternent. C’est un roi-cheval, capricieux et tyrannique. Ces hommages répétés semblent le lasser.
Il bouge les oreille, impatient. Effet comique garanti avec ce cheval-Cléopâtre. Je concède que la reine d’Égypte était plus réputée pour les mouvements de son nez que ceux de ses oreilles...
On retrouve la thématique des oreilles avec la scène suivante. Un petit âne face au public, dans toute son ingénuité.
On diffuse à proximité de lui des braiments. Effet magique. Automatiquement, ses oreilles se dressent. Émotion et burlesque se surimposent. Puis survient un cheval bien plus grand et bien plus puissant. Le petit âne cherche maladroitement à attirer son attention.
Dans ce duo, on voit irrésistiblement Gérard Depardieu et Pierre Richard. Le grand, préoccupé par ses problèmes de grand, ne voit pas le petit. Et le petit ne pense qu’à jouer avec le grand. Bartabas parvient à nous faire regarder les chevaux comme des acteurs et à nous les rendre ainsi incroyablement humains.
Dans la deuxième partie du spectacle les hommes sont plus présents, souvent de manière négative, mais pas seulement car Bartabas n’est pas manichéen.
Chevaux porteurs d’un masque du Ku Klux Klan, symboles de tous les dévoiements humains.
Cheval soulevé en l’air avec un harnais. A 4 ou 5 mètres de hauteur, il ne bouge pas, ne se débat pas, incroyablement stoïque.
Et surtout cette scène incroyablement forte, évoquant la guerre et le carnage. On discerne un champs de bataille baigné de brume et d’obscurité où les chevaux, étendus, sont d’une immobilité de marbre.
L’un d’entre eux est situé devant nous et je peine à discerner sa respiration. Arrivent alors quatre loups. Mais oui, des vrais loups, impossible de se tromper sur cette manière de se mouvoir qui réveille un ressort oublié de notre cerveau archaïque.
L’un des loups vient flairer le ventre du cheval qui est devant nous, allongé, sans défense, et qui persiste dans son immobilité cadavérique même si sa respiration devient perceptible et s’accélère...
Encore cette question : comment fait-on pour obtenir un tel résultat ?
Heureusement, l’homme et le cheval ne sont pas seulement dans le registre de l’exploitation et du massacre. D’autres modalités existent dans cette relation.
Le domptage, par exemple.
Un cheval tire une poutre qui s’élève en hauteur vers les coulisses. Le cheval suivant, hésite et s’y engage.
Est ce un éloge du domptage par lequel l’homme s’affine en même temps qu’il fait travailler le cheval ?
Là encore Bartabas nous laisse deviner...
Mais il nous montre qu’il existe une autre relation entre l’homme et son animal favori : le jeu. C’est une scène vive et légère où les chevaux se prennent pour des vaches landaises. Ils poursuivent les petits hommes qui les fuient et les attirent en même temps grâce à un sifflet. Les hommes s’évanouissent dans les tribunes comme des elfes.
Rêve d’un monde où les hommes et les chevaux joueraient à cache-cache ?
Vers la fin du spectacle, un éclair de beauté. Un cheval noir danse dans un rond de lumière. On pense à John Travolta pour la grâce et la frime.
C’est tout l’art de Bartabas de nous faire voir ses chevaux comme des acteurs à part entière ; dans le programme du spectacle, ils sont représentés façon " Studio Harcourt ". Mine de rien, c’est une éducation du regard.
Arrive la toute dernière scène, qui a fait tousser quelques critiques. C’est une saillie. Le cheval s’approche d’une sorte de croupe de cuir qui semble avoir les mensurations adéquates. Et hop...
C’est bref, foudroyant, bien dans le ton de ces éclairs de beauté fulgurante qui ont jalonné le spectacle. Et le petit hennissement gracieux d’après coït est inoubliable.
Cette scène, finalement, résume bien le projet de Bartabas. Il emploie toute l’ingéniosité humaine à faire surgir la grâce naturelle de ses animaux. C’est l’art des jardins zen japonais : retrouver l’essence de la nature par une disposition avisée des pierres et des minéraux.
Dans le jardin de Bartabas poussent des chevaux lumineux porteurs de sentiments purs. Pour ne pas oublier la noblesse et la grâce, il est urgent d’y aller faire un tour.
Texte : JF Mondot
Aquarelles originales : Annie-Claire Alvoët
Autres dessins, peintures, gravures à découvrir sur son site www.annie-claire.com
Il est possible d’acquérir une des aquarelles figurant sur ce compte-rendu en s’adressant à l’artiste : annie_claire@hotmail.com
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