Arrêts de travail : les généralistes remontés contre les sanctions
Arrêts de travail : les généralistes remontés contre les sanctions
Ils exercent souvent en zone désertée, auprès d’une population précaire et abîmée par le travail. L’exaspération des médecins libéraux contre les contrôles autoritaires de leurs prescriptions d’arrêts de travail est un des moteurs de la grève massive organisée ce vendredi contre le projet de loi de santé.
Les lettres tombent, comme des briques, sur les bureaux déjà encombrés des médecins généralistes. Par exemple celle adressée à Sylvie Molinari (le nom est fictif, lire en Boîte noire) fin juin : « Docteur, le nombre d’indemnités journalières que vous avez prescrites rapporté au nombre de consultations vous place au-delà de la moyenne observée chez vos confrères. » Ce médecin généraliste se voit ainsi reprocher de prescrire à ses patients 3 fois plus de jours d’arrêts de travail que ses confrères. Le courrier s’achève sur une menace claire : « Nous aurons la possibilité d’engager une procédure de pénalité financière » d’un montant maximum de « 6 258 euros ».
« Je n’ai d’abord rien compris à ce courrier qui ne parlait que de statistiques, raconte ce médecin généraliste. Et quand j’ai compris, j’en ai perdu le sommeil pendant plusieurs jours. » Louis Perrimon, lui aussi médecin généraliste, est « d’un naturel conciliant ». Mais il est aujourd’hui « un peu énervé. Je subis le 4e contrôle de mes arrêts de travail, c’est une forme de harcèlement. J’ai décidé d’aller en justice contre l’assurance maladie. Soit ils ne sont pas conscients de ce qu’ils font, et il faut les aider. Soit ils en sont conscients, et c’est une catastrophe ».
La voix de Philippe Soulier (le nom est également fictif), un troisième médecin généraliste, tremble d’indignation lorsqu’il parle « des caissiers de l’assurance maladie », de leur « comptabilité d’épicier ».
Les médecins libéraux entretiennent des relations ambivalentes avec l’assurance maladie. Elle assure une grande partie de leurs revenus, mais ils redoutent qu’elle n’entrave leur liberté d’exercice de la médecine. C’est pour cette raison qu’ils sont si nombreux à s’opposer à la généralisation du tiers payant : ce vendredi 13 novembre, tous les syndicats de médecins appellent de nouveau à la grève contre le projet de loi de santé.
Leur crainte est justifiée, car l’assurance maladie les contrôle de plus en plus. La plupart du temps, ces contrôles sont encadrés par la convention médicale, négociée par les syndicats de médecins et l’assurance maladie. La convention fixe par exemple des « objectifs de santé publique » aux médecins. En contrepartie, ils reçoivent une rémunération supplémentaire de 6 264 euros par an en moyenne pour les généralistes. La plupart des objectifs sont consensuels : suivi renforcé des diabétiques, prévention des accidents liés aux effets indésirables des médicaments chez les personnes âgées, prescription de génériques, informatisation du cabinet, etc.
Mais hors du champ de la négociation conventionnelle, l’assurance maladie dispose d’un droit de sanction 3 selon des critères qu’elle est libre de fixer. Elle identifie les médecins qui prescrivent le plus d’arrêts de travail, mais aussi de transports sanitaires ou de séances de kinésithérapie, en interrogeant son immense base de données de santé. « Il y a une intensification de ces contrôles, en particulier des arrêts de travail », explique Marcel Garrigou-Grandchamp, à la tête de la cellule juridique de la FMF, le deuxième syndicat de médecins généralistes.
Il assure suivre « 300 dossiers de médecins poursuivis depuis le début de cet été. Ils sont exaspérés, je n’ai jamais vu ça ». Bruno Deloffre, vice-président de MG France, le premier syndicat de médecins généralistes, dénonce lui aussi « un régime de terreur contre les médecins libéraux. La caisse fixe unilatéralement le seuil à partir duquel le nombre d’indemnités journalières serait anormal : 2,5 fois la moyenne régionale. Poursuivre un médecin qui exerce en banlieue parisienne, dans une zone ouvrière, c’est délirant ».
L’histoire de Virginie Thierry, jeune médecin généraliste dans la Marne, a scandalisé la profession : contrôlée pour ses arrêts de travail, elle a préféré mettre fin à son activité libérale, comme le rapporte la journaliste Cécilie Cordier dans le Club de Mediapart. Sur son blog sur Mediapart, le médecin généraliste, écrivain et essayiste Christian Lehmann a écrit plusieurs articles sur le sujet, comme Marcel Garrigou-Grandchamp, de la FMF. Autrement dit, les médecins libéraux sont ulcérés.
L’assurance maladie utilise deux types de procédures de contrôles des arrêts de travail par l’assurance maladie : la mise sous accord préalable et la mise sous objectifs.
Le médecin généraliste Louis Perrimon les a toutes deux expérimentées. Il a subi trois mises sous accord préalable en 2007, 2010 et 2012 : « Pour chaque arrêt de travail, je devais envoyer un courrier à l’assurance maladie. Le paiement des indemnités journalières des patients était retardé tant que les arrêts n’étaient pas validés par l’assurance maladie. Mais ils l’étaient presque toujours, la procédure s’arrêtait donc là. »
La mise sous objectifs est en apparence beaucoup moins contraignante : le médecin doit s’engager sur un objectif de 30 % de baisse du nombre de ses indemnités journalières en 4 mois. « En 2014, pour mon 4e contrôle, j’ai eu le tort d’accepter la mise sous objectifs, poursuit Louis Perrimon. C’est une mise à mort : je ne peux pas baisser le nombre de mes prescriptions d’arrêts de travail, puisqu’elles sont justifiées. Je vais donc être sanctionné. Mais je vais refuser de payer, car je ne suis pas fautif. »
Pour Sylvie Molinari, « les deux procédures sont inacceptables. La première est une contrainte insupportable : je travaille déjà 12 heures par jour, je ne peux pas justifier chaque arrêt de travail. Et la seconde revient à reconnaître que je prescris trop d’arrêts de travail, ce qui est faux ».
Sous la pression, Sylvie Molinari a finalement fait le choix de la mise sous objectifs. « Que faire maintenant ? Refuser des arrêts de travail ? Il n’en est pas question. Les patients qui abusent sont une infime minorité, on les repère très vite. »
Parmi les trois médecins qui ont accepté de témoigner, sa situation est la plus simple. Si elle travaille beaucoup, sa patientèle n’est cependant pas précaire et la zone où elle travaille, dans la périphérie d’une grande ville de l’est de la France, n’est pas un désert médical. Elle a rapidement compris que son contrôle était lié à un concours ponctuel de circonstances : « Une vingtaine de mes patients sont en arrêt de longue durée suite à des fractures, des hernies discales qui ont mal tourné. Je fais le pari que mes statistiques vont rapidement rentrer dans la norme, car ces patients vont reprendre le travail. »
En attendant, elle use de stratégies de contournement : « Je demande à des collègues de prendre quelques-uns de mes patients les plus lourds, aux médecins spécialistes de prescrire eux-mêmes les arrêts de travail. »
Plus radicale est la parade de Philippe Soulier, médecin généraliste qui exerce dans une banlieue d’une grande ville française. Mis sous objectif entre septembre 2014 et janvier 2015, il a tout simplement… fermé son cabinet pendant un mois. « J’ai pris des vacances imprévues, et je ne me suis pas fait remplacer. »
Par l’absurde, il a ainsi satisfait l’objectif assigné et fait baisser d’un tiers ses prescriptions d’arrêt de travail. Le reste du temps, il travaille d’une manière déraisonnable. À 60 ans, il consulte « de 8 heures du matin, jusqu’à 1 h ou 2 h du matin parfois ». La ville où il travaille cumule les handicaps : le taux de chômage y frôle les 20 % et elle est en voie de désertification médicale, sans aucune perspective d’amélioration. « Mes conditions de travail sont difficiles, la population est parfois agressive, je suis très proche du surmenage. Ma salle d’attente est pleine comme un œuf. Les patients font la queue jusque dans l’escalier. »
Ils sont deux médecins généralistes dans le même cabinet à suivre « 10 000 patients », ce qui est considérable. Il égrène les pathologies du travail qu’il doit prendre en charge : « les tendinopathies des caissières du supermarché ; les épaules, les mains et les coudes cassés des employés des entreprises de nettoyage, qui travaillent souvent de nuit et font des chutes ; les lombalgies, les sciatiques, les hernies discales des manutentionnaires. Tout cela nécessite des arrêts longs. Il y a très peu d’abus. Certains cherchent parfois à faire durer leur arrêt. Que leur répondre quand ils me disent qu’ils ne peuvent pas reprendre, qu’ils ont encore mal au dos, que leur travail est trop dur ? C’est au médecin du travail d’évaluer les conditions de travail dans l’entreprise. Moi, je dois établir une relation de confiance avec mes patients. »
Installé dans une petite ville de l’Eure, Louis Perrimon est lui aussi très gros travailleur. Il ouvre son cabinet 5,5 jours par semaine, de 8 h 30 jusqu’à 23 heures certains soirs. Il reçoit sur rendez-vous, mais il reste disponible pour toutes les urgences, petites et grandes. Mais il n’est pas pour autant dépassé : « Je ne suis ni stressé, ni énervé. Si je ne vois que 25 patients par jour, je m’ennuie. Je suis un médecin de famille, je me vis comme un berger : mes patients sont mon troupeau, je dois m’en occuper. Il y a deux heures d’attente dans ma salle d’attente. Je pense que cela a un impact sur le recrutement de mes patients. Ceux qui ne veulent pas attendre ne viennent pas chez moi. Par rapport à mes confrères, j’ai 6 fois plus de patients en affection longue durée, moins de personnes âgées, plus de patients actifs, des ouvriers, des manutentionnaires, des intérimaires, des chômeurs. J’ai énormément de pathologies liées au travail physique répétitif : des mains, des coudes, des épaules, des dos abîmés. »
La situation de désert médical de la Haute-Normandie retarde également les délais de prise en charge de ses patients : « Il y a deux mois d’attente pour une IRM, 6 mois pour une consultation au centre antidouleur, 1 an pour l’école du dos. »
Nous avons rapporté la teneur de ces témoignages à l’assurance maladie. Elle les contredit, puisque la direction du contentieux et de la répression des fraudes explique, par mail, prendre en compte « la nature de la patientèle » du médecin contrôlé, en particulier le nombre de ses patients en affection de longue durée, c’est-à-dire ceux atteints par des maladies graves et/ou chroniques.
Avant de lancer la procédure de contrôle, une « phase contradictoire » serait respectée où le praticien pourrait « faire valoir ses observations », étudiées par le service médical. « Ce discours de l’assurance maladie est faux, assure Bruno Deloffre, de MG France. Il n’y a aucune discussion préalable, aucun accompagnement. Les médecins conseils de l’assurance maladie n’ont ni le temps, ni les moyens de réaliser une analyse médicale de l’activité. » Jean-Philippe Gomez, président du Syndicat général des praticiens conseils (SGPC) CFE-CGC, l’admet à demi-mots : « Les médecins sont en attente d’un dialogue médical. L’assurance maladie devrait un peu plus s’appuyer sur ses médecins-conseils, qui sont légitimes sur ce sujet et rendent leurs décisions de manière indépendante. »
Louis Perrimon n’est même pas hostile à l’assurance maladie. Sur les arrêts de travail, il est même en attente de « conseils sur les nombreux dispositifs qui existent pour faciliter la réinsertion professionnelle du patient ». Et sur d’autres sujets, il apprécie le regard critique et confraternel porté par le médecin conseil sur son activité : « Les statistiques de l’assurance maladie sont utiles. Elles permettent de prendre un peu de recul sur notre pratique, par exemple sur les prescriptions d’aspirine, les mesures de l’hémoglobine glyquée chez les diabétiques, etc. » Même constat pour Sylvie Molinari : « J’accepte les contrôles de l’assurance maladie, lorsqu’ils nous permettent de progresser dans notre pratique. »
En tant qu’assureur, même public, l’assurance maladie est garante de l’équilibre, bancal, des comptes sociaux. Les arrêts maladie ont coûté 13 milliards d’euros en 2015. Et l’évolution de la dépense n’est pas bonne : après deux années de baisse, les dépenses d’indemnités journalières ont augmenté de 4,5 % en 2014.
Les fautifs : les 60 ans et plus (+ 11 % de dépenses), les personnes à temps partiel thérapeutique (+10 %) et celles en invalidité.
Le recul progressif de l’âge de la retraite serait-il en cause ?
Ou bien la précarisation du travail ?
Ou encore l’explosion des maladies chroniques ?
Qu’importe, l’assurance maladie doit « maîtriser la dépense ». Mais les faits donnent raison aux médecins libéraux : les procédures de mise sous objectifs et de mise sous accord préalable sont inefficaces. « Les prescriptions des médecins en cause reculent significativement (de l’ordre de 30 %), elles ont tendance à progresser à nouveau une fois la mesure terminée », relève la Cour des comptes en 2012.
L’assurance maladie a reconnu qu’en 2008, sa campagne de mise sous accord préalable a permis une économie d’indemnités journalières de 9 millions d’euros. 9 millions sur une dépense de plus de 10 milliards. C’est le prix de la confiance brisée entre l’assurance maladie et des médecins généralistes débordés, au contact de la population française la plus fragile.
Caroline Coq-Chodorge
MediaPart