4 mai 1989-2019 : hommage aux leaders kanak Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné

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4 mai 1989-2019 : hommage aux leaders kanak Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné

Tjibaou et Yeiwéné quelques mois avant leur assassinat. A coté du drapeau Kanaky, un poster d’Eloi Machoro " assassiné par l’ordre colonial francais "

30 ans après l’assassinat de Jean-Marie Tjibaou, Président du Gouvernement Provisoire de Kanaky, et de Yeiwéné Yeiwéné, son porte-parole et ministre des Finances et de la Solidarité nationale par le militant Djubelly Wea, il est crucial de comprendre le contexte dans lequel ils sont morts ainsi que de saisir la force du processus de réconciliation qui a eu ensuite lieu entre leurs trois tribus.

Demain, le 4 mai 2019 sera le trentième anniversaire de l’assassinat du Président et Vice-Président du « Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste » (FLNKS), Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné.

Bien que l’on puisse regretter que leur combat demeure mal connu en France malgré une responsabilité qui demande pourtant l’inverse, il ne s’agit en aucun cas ici de moraliser ce manque — non seulement ce genre de moralisation est inutile, mais qui serais-je pour le faire ? — mais plutôt de tenter d’apporter quelques éléments de contextualisation de ce double assassinat généralement caractérisé par les médias français comme ayant été commis par " un militant kanak " (généralement non nommé) qui s’était senti trahi par la signature des « accords de Matignon-Oudinot » un peu moins d’un an plus tôt.

Une telle lecture de l’événement est au mieux une caractérisation paresseuse de la signification de cet événement, au pire une tentative d’obscurcissement de l’Histoire des luttes kanak.

Et bien qu’une réelle contextualisation consisterait précisément à décrire l’ensemble de ces luttes et notamment l’insurrection kanak de 1984-1988, j’espère que c’est ce que permettra le petit ouvrage que je suis en train de finir d’écrire à propos de l’Histoire de « l’état d’urgence » français en Algérie, Kanaky et dans les banlieues en France.

Le 4 mai 1989, les trois personnalités principales du gouvernement provisoire de Kanaky (le GPK, un gouvernement non-reconnu par le gouvernement français et criminalisé par le ministre de l’intérieur de l’époque, un certain Charles Pasqua) depuis janvier 1985, Jean-Marie Tjibaou, Yeiwéné Yeiwéné et Léopold Jorédié se rendent de la Grande Terre à Ouvéa pour prendre part à une cérémonie de fin de deuil des dix-neufs militants kanak tués exactement un an auparavant.

Ceux-ci étaient pourtant citoyens français mais une telle citoyenneté constitue une illusion dans le contexte colonial.

Ceux-ci avaient occupé une gendarmerie le 22 avril 1988 à Fayaoué, sur l’île d’Ouvéa et bien que cette occupation constitue une tactique utilisée à de nombreuses reprises durant l’ensemble de l’insurrection, celle-ci s’était soldée d’abord par la mort de quatre gendarmes après que l’un d’entre eux ait paniqué et ouvert le feu sur les militants, puis par la prise en otage de vingt-deux gendarmes et d’un magistrat pendant deux semaines dans la grotte de Gossanah.

Bien que l’issue de cette prise d’otages ait pu se faire par la négociation, le contexte de deuxième tour d’élection présidentielle en France, entre le président sortant Francois Mitterrand et son premier-ministre, Jacques Chirac a encouragé ce dernier, avec l’accord du premier, a ordonner l’assaut de la grotte et ainsi la condamnation à mort de dix-huit militants et d’un " porteur de thé ", dont au moins trois au cours d’une exécution sommaire comme le montre la contre-enquête menée par Jean-Guy Gourson.

L’un des trois Kanak exécuté froidement après plusieurs « tabassage » était le chef de groupe Alphonse Dianou.

Les dix-huit autres tués étaient Wenceslas Lavelloi, Edouard Lavelloi, Jean Lavelloi, Bouama Dao, Samuel Dao, Philippo Nine, Nicolas Nine, Michel Wadjeno, Donatien Wadjeno, Nicodeme Teinboueone, Jean-Luc Madjele, Séraphin Ouckewen, Zéphirin Kella, Martin Haiwe, Patrick Amossa Wiana, Vincent Daoume et Samuel Wamo.

Mémorial aux 19 d’Ouvéa. Photo par Theo Rouby

Cet épisode est généralement la série d’événements la plus connue de l’insurrection kanak en France, bien plus que les actions anticoloniales stratégiques de novembre 1984.

Néanmoins, ce qui est généralement moins su est que la relation entre l’assassinat de Tjibaou et Yeiwéné et la violence de l’armée coloniale française va bien au delà de la cérémonie de commémoration du massacre du 5 mai 1988.

En effet, le militant qui, ce 4 mai 1989, assassine les deux leaders du FLNKS et qui est lui-même tué sur le coup par un garde du corps – on ne saurait sous-estimer les conséquences de cette troisième mort violente – est Djubelly Wea, un ancien pasteur formé à la « Théologie de la Libération », élu du « Conseil régional » assis immédiatement à droite de Tjibaou, militant au « Front Uni de Libération Kanak » (FULK), et membre de la tribu de Gossanah au même titre que les militants ayant occupé la gendarmerie de Fayaoué.

Lorsque l’armée française a envahi la tribu de Gossanah durant le siège de l’île qui s’en était suivi, c’est lui qui s’était porté médiateur, mais refusant de négocier avant que l’armée se retire, le Général Vidal lui aurait déclaré : “ La France déclare la guerre au peuple kanak ”.

Wea fut arrêté et soumis à un traitement violent et dégradant tandis que plusieurs hommes de la tribu fut torturé par les militaires français.

Wea et un groupe d’autres militants arrêtés furent ensuite emprisonnés avant d’être déportés vers la France ; une déportation d’autant moins neutre qu’elle reproduit dans l’autre direction celles de la France vers la colonie pénale que les autorités coloniales françaises avaient fait de la Kanaky dans la deuxième partie du 19ème siècle.

Les cadres du FLNKS ont été souvent accusés de ne pas avoir fait assez durant la prise d’otage et qu’une certaine responsabilité pour ce qui s’est passé peut leur être incombé.

On peut néanmoins se rappeler que le gouvernement français avait plusieurs fois présenté ceux-ci comme des “ terroristes ” et il semble difficile d’imaginer la latitude qui leur était offerte pour faire retomber la pression.

Mais l’épisode historique qui a créé un réel chiasme au sein des militants kanak est intervenu un mois et demi plus tard, le 26 juin 1988, lorsque Tjibaou et Yeiwéné (malgré l’opposition initiale de ce dernier) ont signé les « accords de Matignon » (et le 20 août, ceux « d’Oudinot ») avec le gouvernement français (à nouveau " socialiste " après la victoire de Mitterrand) et le RPCR (le parti principal caldoche).

Les accords prévoyait une loi d’amnistie qui permit à Wea de revenir en Kanaky mais qui rendit également impossible l’enquête autour du massacre de l’armée française et les condamnations qui s’en seraient suivies.

Ils prévoyaient également un référendum sur l’indépendance avant 1988 (celui-ci n’aura finalement lieu que trente ans plus tard) et établissait la division du pays en trois provinces, dont deux (la Province Nord et celles des Iles) qui pouvaient être relativement aisément remportées par des représentants kanak durant les élections.

Tjibaou qui s’était battu sans cesse durant cette dernière décennie (le film biographique que lui a consacré Mehdi Lallaoui montre à quelle point ce combat l’affectait physiquement) a probablement vu dans ces accords la possibilité de se regrouper afin de remporter l’indépendance du pays à moyen terme (celle-ci paraissait toute proche quelques années plus tôt, au début de l’insurrection), ainsi qu’un moyen de faire cesser les meurtres comme ceux d’Ouvéa, ou bien ceux commis par des colons en décembre 1984 qui tuèrent dix membres de sa tribu y compris deux de ses propres frères, ou encore l’assassinat du très charismatique ministre de la sécurité du GPK, Éloi Machoro en janvier 1985.

Après cette signature, le FLNKS s’est trouvé fondamentalement divisé.

Plus encore que les accords, la contention prit pour objet la fameuse photo de Tjibaou serrant la main de Jacques Lafleur (le président du RPCR) ; une photo sur laquelle le gouvernement français, pourtant signataire des accords, ne se trouve pas, à l’image de toutes les années de gouvernance du PS qui veut être vu comme un arbitre entre " caldoches " et " Kanak " alors qu’il est lui-même responsable des structures du colonialisme de peuplement en « Kanaky-Nouvelle-Calédonie ».

Pour ajouter à l’outrage, tandis que beaucoup ont perdu leur vie pour l’autodétermination kanak, les français eux-mêmes ne semblent pas se soucier du sort de l’archipel puisque seuls 37 % des électeurs s’étaient déplacés pour aller voter le 6 novembre 1988 afin de ratifier les accords.

C’est dans ce contexte qu’a lieu le double assassinat du 4 mai 1989.

Plusieurs " caldoches " et gendarmes avaient été tués durant l’insurrection ces dernières années.

Néanmoins les morts de Tjibaou et Yeiwéné sont les seules de cette période qui aient été préméditées par un Kanak ; les autres ayant eu lieu durant des affrontements.

Certaines histoires au pays racontent même que la préméditation avait été partagée par Tjibaou, Yeiwéné et Jorédié eux-mêmes qui auraient su ce qui les attendait à Ouvéa...

Funérailles de Tjibaou et Yeiwéné à Nouméa. Extrait du film Tjibaou Le pardon de Walles Kotra et Gilles Dagneau (2006)

Cette rencontre fatale du 4 mai 1989 a donc beaucoup à nous enseigner à propos de l’Histoire politique qui l’a précédé, mais aussi à propos de celle qui l’a suivie : je pense en particulier au processus de réconciliation qui a mené à une « coutume du pardon » en 2004.

Je ne suis en aucun cas la personne appropriée et légitime pour définir en quoi consiste la coutume kanak et quelle est son importance dans la vie quotidienne des tribus, et me contenterais donc de désigner celle-ci comme l’ensemble des gestes qui ritualisent le sens d’une relation entre deux personnes ou deux groupes de personnes (kanak ou non).

La « coutume du pardon » de 2004 voit la plupart des membres de la tribu de Gossanah se déplacer d’Ouvéa vers Tadine sur l’ile de Maré (la tribu de Yeiwéné) et Tiendanite sur la Grande Terre (la tribu de Tjibaou) afin de demander et recevoir le pardon au cours d’une cérémonie au sein de laquelle les émotions collectives qui s’expriment sont extrêmement fortes et profondes.

Et bien que cela puisse apparaître comme déplacé de vouloir faire de cette coutume quelque chose d’autre que ce qu’elle est, située dans un temps et un espace, il m’est difficile de ne pas y voir un exemple manifeste d’une justice réparatrice telle que prônée par les militant.e.s abolitionnistes aux Etats-Unis et ailleurs, plutôt que celle punitive (ses châtiments, ses sentences, ses prisons, ses violences...) à l’oeuvre partout ailleurs.

Bien que Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné furent assassinés par un frère Kanak, on peut dire que la responsabilité de leur mort est celle du gouvernement français, dans la mesure où l’intégralité du contexte dans lequel ils sont morts (jusqu’au pistolet utilisé pour le meurtre puisque celui-ci provenait la gendarmerie occupée l’année d’avant) est construite par le colonialisme français.

C’est aussi pourquoi le processus collectif de réconciliation, bien plus que les accords signés avec le gouvernement français (y compris les « accords de Nouméa » signés neuf ans plus tard), peut être interprété comme une pratique fondamentalement anti-coloniale puisque celle-ci déconstruit la peine immense, la colère et la division produites par la violence du colonialisme.

Puissions-nous vivre pour voir un jour une telle « coutume du pardon » mise en acte par les colons français envers le peuple Kanak au sein d’une « Kanaky-Nouvelle-Calédonie » indépendante.

Plaque commémorative de la coutume de pardon, à coté de la tombe de Tjibaou à Tiendanite. Photo par Léopold Lambert (2018)

Léopold Lambert

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