Raymond, 75 ans, sans le sou, est-il mort d’avoir repris un travail ?
Raymond, 75 ans, sans le sou, est-il mort d’avoir repris un travail ?
Raymond, malade et bénéficiaire d’une toute petite retraite, a voulu renouer avec le travail. Embauché par Adrexo pour distribuer des prospectus, il n’a pas subi de visite médicale préalable. Il est mort quelques jours après. Mardi, son fils demandait réparation devant les prud’hommes.
Chez Adrexo, il n’y a pas d’âge pour travailler. En août 2011, Raymond D., 75 ans, a tapé à la porte de cette société de distribution d’imprimés publicitaires et de prospectus. Cela faisait plus de dix ans qu’il avait cessé toute activité. Sa pension de retraite de 740 euros par mois (voir en boîte noire) d’intermittent du spectacle ne lui suffisait plus pour vivre. Il accumulait les dettes.
Le 8 août, Raymond a commencé à livrer des imprimés. Dix-neuf jours plus tard, on a retrouvé son corps sans vie. Ce mardi 20 octobre, quatre ans plus tard et à la demande de l’un de ses fils, le conseil des prud’hommes de Bobigny examinait la responsabilité de la société. Celle-ci a-t-elle manqué à son obligation de santé et de sécurité au travail ?
Formellement, le lien est très difficile à établir entre le travail effectué et le décès dû à un accident cardiovasculaire. Même si tout laisse à penser que Raymond est mort le 17 août 2011, au lendemain de sa dernière tournée, le médecin légiste n’a pas pu l’établir de façon certaine. Raymond n’étant pas mort pendant ses heures de labeur, ni sur son lieu d’activité, la caisse d’assurance maladie a écarté l’accident du travail. Le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) réexaminera ce point prochainement.
Son fils Laurent vient devant les prud’hommes pour soulever une autre question. Son père a signé un contrat de distributeur en CDI à temps partiel de 26 heures par mois au centre de Noisy-le-Grand, qui devait lui rapporter 238 euros brut par mois. Sans passer de visite médicale. Or Raymond avait déjà été victime d’un infarctus, il souffrait de problèmes cardiaques, était diabétique, marchait péniblement. À l’évidence, un médecin lui aurait dit qu’une activité de distribution, qui implique de soulever plusieurs centaines de kilos par jour de paperasse, était incompatible avec son état de santé.
En défense de Laurent, Me Alice Goutner soutient que cette visite médicale préalable était une obligation. En temps normal, celle-ci peut se faire jusqu’à la fin de la période d’essai. Mais en 2011, un décret prévoyait que certains salariés devaient bénéficier d’une surveillance médicale renforcée (le décret a depuis été en partie modifié) conduisant à un examen médical avant l’embauche. Parmi eux, figuraient les salariés ayant récemment changé d’activité. Raymond n’avait jamais distribué de prospectus.
Par ailleurs, un travailleur ne peut être admis à porter d’une façon habituelle des charges supérieures à 55 kilogrammes qu’à condition d’avoir été reconnu apte par le médecin du travail.
Le 16 août 2011, Raymond a effectué deux tournées. La dernière, portant sur des catalogues Ikea, d’une charge de 256 kilos. Pour que les quatre conseillers prud’homaux prennent conscience de ce que cela représente, son fils Laurent a apporté à l’audience des rames de feuilles blanches – de celles qu’on soulève quand on doit remettre du papier dans l’imprimante. Le gros paquet de cinq ramettes de 500 feuilles pèse 12,5 kilos. Le jour de sa mort, son père a charrié vingt-cinq cartons de ce type. « D’où à mon sens, son issue fatale », conclut-il.
Une issue qu’Adrexo a visiblement eu du mal à enregistrer. Bien qu’avertie le 30 août 2011 du décès de Raymond par la police, la société a continué à émettre chaque mois des bulletins de paie à son nom à 0 euro, jusqu’en avril 2012 où elle a établi la fin du contrat pour « absence injustifiée ». Ce qui donne une vague idée de l’attention qu’elle porte à ses salariés.
« Adrexo n’est pas une entreprise voyou qui conduit ses salariés à la mort »
Me Françoise Felissi, qui représente la société Adrexo, semble exaspérée par cet argumentaire. Adrexo préfère se présenter comme une entreprise sociale qui permet aux retraités dans le besoin de compléter leurs revenus. On trouve de tout parmi les 22 000 distributeurs de l’entreprise : des précaires bien sûr, mais aussi, avec la crise économique, des instituteurs, des hospitaliers, des juristes en mal de travail.
Et en effet, beaucoup de retraités, comme le montre la pyramide des âges.
En 2009, Frédéric Pons, alors PDG national de cette filiale du groupe Spir, déclarait à Marianne : « La livraison de prospectus est un exercice un peu physique pour cette main-d’œuvre vieillissante, mais nous rendons service à ces gens : grâce à ce boulot, ils économisent un abonnement au gymnase-club. » Pour Me Françoise Felissi, il est donc hors de question de « faire passer Adrexo pour une entreprise voyou qui conduirait ses salariés à la mort ».
Certes, reconnaît-elle, il est arrivé, lors de litiges devant des prud’hommes, qu’Adrexo admette avoir omis la visite médicale. Mais en l’occurrence, assure-t-elle, rien n’indique qu’elle n’aurait pas été faite avant la fin de la période d’essai. Et au fond, elle conteste cette nécessité préalable : comment l’entreprise aurait-elle pu savoir que Raymond avait une santé fragile puisqu’il n’a rien dit de ses antécédents médicaux ni de son inactivité antérieure et qu’il voulait ce poste à tout prix ? D’ailleurs, son état santé était si fragile, explique Me Felissi, que beaucoup d’autres facteurs que le travail ont pu causer sa mort.
Concernant les charges à soulever, elle estime que rien n’interdit aux distributeurs, qui ont un certain nombre de prospectus à écouler dans la semaine, d’étaler leurs livraisons. Et en ce qui concerne le chargement de leur voiture personnelle, elle considère que l’ensemble étant divisé en poignées, le poids des imprimés n’est jamais trop lourd. Sauf que par le passé, l’inspection du travail a déjà épinglé Adrexo pour des poignées trop lourdes.
Et ce n’est pas le seul point sur lequel l’inspection du travail a vertement critiqué l’entreprise. Me Goutner se saisit d’ailleurs de l’un d’entre eux à l’audience. Chez Adrexo, comme chez son principal concurrent Mediapost, filiale de La Poste, on a recours à la pré-quantification du temps de travail. On dit aux distributeurs : « Voilà votre feuille de route. Vous serez payé deux heures pour l’effectuer. » Sauf qu’aucun contrôle n’est fait a posteriori et qu’en réalité, les salariés mettent fréquemment deux à trois fois plus de temps à effectuer la tâche que le temps imparti.
Certains demandent des coups de main à leur femme ou à des amis. D’autres sont en réalité payés un demi-smic au lieu d’un smic horaire. Adrexo profite de leur précarité et de leur extrême dépendance comme l’avait raconté Juliette Guibaud dans une réjouissante enquête réalisée en 2012.
https://www.youtube.com/watch?v=C_ZnoY3ljtc&feature=player_embedded#t=0
Comme d’autres (tri à domicile sans défraiement, utilisation des véhicules personnels, frais kilométriques au rabais), cette pratique qui occasionne des cadences infernales a été rendue possible par une convention collective étrangement signée par tous les syndicats en 2004.
Sauf qu’elle contrevient à la loi qui demande de prendre en compte le temps de travail réel. Jean-Denis Combrexelle (qui préconise aujourd’hui de révolutionner le droit du travail) avait concocté, lorsqu’il était directeur général du travail, un décret permettant aux entreprises de « préquantifier » le temps de travail.
Le Conseil d’État a par deux fois censuré le texte (en 2009 et 2012) rejoignant ainsi les conclusions de l’avocat Thierry Renard, à la pointe de ce combat, et qui compare encore aujourd’hui ce secteur d’activité à « des boîtes de négrier ». Citée par France-Soir 3 en 2011, l’inspection du travail parlait d’« exploitation éhontée ».
L’inspection du travail a beau épingler Adrexo pour travail dissimulé. Des centaines de salariés ont beau régulièrement obtenir gain de cause et voir leurs contrats requalifiés en temps plein (ici 3, ici 3 ou là 3). L’entreprise peut bien dépenser des millions d’euros en frais prud’homaux chaque année en raison des rappels de salaires ordonnés. Le système perdure.
C’est pour le dénoncer et pour demander réparation du préjudice moral qu’il a subi que Laurent D. a engagé cette procédure aux prud’hommes.
Le jugement a été mis en délibéré au 28 janvier.
Michaël Hajdenberg
MediaPart