Premier vol habité de " SpaceX " : « Quand on vous parle "espace ", la référence n’est plus la Nasa, mais Elon Musk »

, par  DMigneau , popularité : 0%

Premier vol habité de " SpaceX " : « Quand on vous parle " espace ", la référence n’est plus la Nasa, mais Elon Musk »

Les astronautes Bob Behnken et Doug Hurley, qui s’envoleront ce 27 mai pour l’ISS à bord de la capsule Crew Dragon. - JOE RAEDLE / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Ce mercredi 27 mai, pour la première fois de son histoire, la Nasa fait appel aux services d’une société privée, " SpaceX ", l’entreprise du milliardaire d’Elon Musk, pour un vol habité.

Au pays de « l’Oncle Sam », on appelle ça un sacré " come back ". Les Etats-Unis lancent ce mercredi 27 mai une mission de vol habité 100 % américaine vers la « Station spatiale internationale » (ISS) pour la première fois depuis 2011.

Neuf ans que la première puissance mondiale est contrainte de louer des places à bord de la fusée russe " Soyouz ", en raison de la mise à la retraite de sa navette spatiale.

Pour la première fois de son Histoire, la « Nasa » a fait appel aux services d’une société privée : " SpaceX ", dirigée par le milliardaire Elon Musk. S’il est couronné de succès, ce test " grandeur nature " à bord de la capsule " Crew Dragon " devrait être le début d’une série de vols réguliers vers l’orbite terrestre.

La « Nasa » et Elon Musk feraient " d’une pierre deux coups " : d’une part, mettre un terme à la dépendance américaine vis-à-vis de leurs ennemis historiques et, d’autre part, peut-être, ouvrir la voie vers l’horizon (très) lointain du " tourisme spatial ".

Décryptage avec Philippe Achilleas, maître de conférences en Droit public à l’Université Paris-Sud et responsable du Master 2 " Droit des activités spatiales et des télécommunications ".

Marianne : Ce mercredi, la « Nasa » envoie pour la première fois depuis neuf ans deux astronautes dans l’espace. Outre-Atlantique, ce vol présenté comme " historique " est particulièrement attendu. Pourquoi ?

Philippe Achilleas : Cela a beaucoup été noté, mais il s’ouvre aujourd’hui une nouvelle page de l’aventure spatiale américaine. Les Américains ont dû abandonner leurs navettes il y a une dizaine d’années, en raison de leur coût exorbitant.

Le programme s’est aussi terminé avec un arrière-goût d’échec : l’accident de la navette spatiale " Columbia ", en 2003, détruite lors de son entrée dans l’atmosphère avait entraîné la mort de tout l’équipage. Le traumatisme est toujours là, mais les Américains veulent désormais repartir sur de nouvelles bases.

Ces dernières ont un nom et un visage : Elon Musk. Il a renouvelé à lui tout seul la génération des fans du spatial. Avant lui, quand on parlait " d’espace ", on pensait « Nasa » et Neil Armstrong. En un mot : à l’Histoire.

Musk, c’est le présent.

Avec sa société, " SpaceX ", ce qui était une histoire d’initiés est devenu accessible. Je le constate avec mes étudiants : le nombre de jeunes qui s’intéressent au sujet a explosé. Il y a quelques années, dans les conférences, on voyait des gens avec des logos de l’agence spatiale américaine sur leurs ordinateurs. Désormais, ces derniers ont été remplacés par des autocollants de l’entreprise de Musk.

Quand on vous parle " espace ", la référence n’est plus la « Nasa », mais " SpaceX ".

Marianne : Peut-on pourtant vraiment différencier " SpaceX " de la « Nasa » ?

Philippe Achilleas : Toute la question est là : " SpaceX " se revendique du " New Space " (" nouvel espace " en vf, ndlr), par opposition au " Old Space ", qui renvoie à la période « Nasa ».

L’entreprise cherche à se démarquer des anciens programmes spatiaux construits sur la base de missions publiques, comme le programme " Apollo ".

En réalité, " SpaceX " est dépendant des commandes du gouvernement américain et des programmes de son agence spatiale : les projets emblématiques de la société ont tous été financés par des contrats publics passés avec Washington.

Derrière " la com’ ", se cache une indépendance " en trompe-l’œil ".

Le gouvernement américain a mis en place un système de commandes publiques afin de transférer un certain nombre de tâches au secteur privé. Ces mécaniques de marchés publics ont permis le lancement de sociétés comme celles d’Elon Musk.

Il est important de réaliser ce fonctionnement : les Américains ont lancé des subventions déguisées à l’industrie privée. Les contrats très élevés passés entre " SpaceX " et la « Nasa » génèrent des profits qui permettent de baisser les prix du marché.

Marianne : On comprend l’intérêt de " SpaceX " à traiter avec la « Nasa ». Mais quel est celui de l’agence spatiale américaine ?

Philippe Achilleas : Ces dernières années, Washington a effet considéré que la « Nasa » avait des coûts de fonctionnement beaucoup trop élevés dans des domaines emblématiques, comme celui des vols habités et de transports.

Déléguer à une entreprise privée permet à l’agence spatiale de recentrer son budget sur son cœur d’activité : la science et l’exploration, à travers des projets comme une éventuelle base sur la Lune, ou la future station " Luna Gateway ", qui sera en orbite autour de notre satellite.

De plus, il ne faut pas se mentir : à travers " SpaceX ", les Etats-Unis poursuivent leur domination sur le secteur spatial. Aujourd’hui, les Russes transportent les Américains sur l’ISS. Ce n’est pas très valorisant. Mais demain, avec " SpaceX ", les Etats-Unis entendent devenir incontournables en matière de vols habités.

Marianne : Les Européens ont-ils une place dans cette nouvelle course à l’espace ?

Philippe Achilleas : L’avenir s’annonce compliqué, mais il ne faut surtout pas décrocher. " Ariane Espace " est quand même la première entreprise de lancements privés. Mais " SpaceX " est un concurrent très sérieux.

D’autant qu’ils sont aussi un opérateur de satellites de télécoms et ont un vrai marché à leur disposition.

L’Europe spatiale est consciente de cet écueil et a tenté de promouvoir la " préférence européenne ", au moins pour les lancements. Quand les gouvernements européens veulent lancer un satellite militaire ou scientifique, ils passent par " Ariane ". Mais la tentation de " SpaceX ", qui baisse les coûts, est toujours là. Cette compétition a poussé les Européens à se réinventer : " Ariane 6 " sera moins chère qu’ " Ariane 5 " et l’entreprise réfléchit à de nouvelles gammes de petits lanceurs.

Marianne : On se souvient de Thomas Pesquet, astronaute français, embarquant pour l’ISS en 2016 à bord d’une fusée " Soyouz ". Pourrait-on imaginer " Ariane Espace " concevoir son propre lanceur pour des vols habités ?

Philippe Achilleas : Pas vraiment. L’Europe conçoit l’espace comme un service au citoyen : " Galileo " pour la navigation, " Copernicus " pour l’observation de la Terre.

Il est compliqué, pour nous, d’envoyer des hommes et des femmes dans l’espace sans vocation utilitaire directe derrière. Nous n’avons pas la même culture d’exploration et conquête que les Américains, ce qui explique en partie qu’après l’avoir envisagé, nous avons abandonné le projet.

Des entreprises comme " Airbus " et " Dassault " réfléchissent toutefois à un transport spatial similaire à l’initiative de " Virgin Galactic ", entreprise du milliardaire Richard Bronson. Mais pour cela, il faudrait qu’il y ait un vrai marché pour les vols habités

Marianne : " Virgin Galactic ", " Airbus ", " Dassault " et évidemment " SpaceX " : les initiatives privées pour conquérir l’espace se multiplient. Cela ne signifie-t-il pas justement qu’un marché est en train d’émerger ? Vit-on les premières années du " tourisme spatial " ?

Philippe Achilleas : Aujourd’hui, l’horizon du " tourisme spatial " reste le " suborbital ", près de la Terre. Le prix des billets est déjà exorbitant, à 200.000 dollars pièce. Aujourd’hui, " SpaceX " propose quelque chose de différent et, surtout, de beaucoup plus cher.

Ce test va permettre à " SpaceX " de valider son système de transport spatial et, à terme, de développer son offre, par exemple pour les milliardaires. Mais cela reste hypothétique et, surtout, j’insiste, très cher. Les prix ne vont probablement pas baisser de si tôt sur les vols habités. Pour le moment, cette évolution concerne principalement le lancement des satellites.

Marianne : Une baisse des prix qui expliquent l’accélération des lancements de satellites : 378 satellites en 2017, presque autant l’année suivante…

Philippe Achilleas : Cette multiplication des lancements va bien finir par poser un problème éthique. Qu’il s’agisse de vols habités (bien plus rares) ou de satellites (bien plus nombreux), tout lancement reste très polluant.

La question du « coût environnemental » de l’espace va bien finir pas se poser.

Derrière l’événement de ce soir et la fascination liée à l’espace, le débat sur l’environnement finira par rattraper les acteurs du secteur, comme il a déjà gagné tous les autres autres transports…

Alexandra Saviana

Marianne