La gauche et " les Lumières " : la fin d’une histoire
La gauche et " les Lumières " : la fin d’une histoire
Alors que le « libéralisme » s’effrite, que des " identitarismes " sans racines s’affirment et que, dans les pays occidentaux, la gauche s’érode sous l’effet de sa transformation de " force sociale de classe " en force " sociétale " d’appoint pour les « libéraux » et les bourgeois - fussent ils " bohêmes " - c’est en fait toute la modernité dans son volet " bourgeois " comme dans son volet " populaire " qui se retrouve en crise, ce qui implique la crise des idées " de raison " et " de progrès " qui constituent le fondement de ce que l’on a baptisé « la gauche ».
Ce sont donc ces idées-là qui méritent d’être reformulées si on veut les revisiter pour éventuellement les ré-employer.
Dans un monde où les luttes sociales n’ont jamais été aussi massives, la plus grande grève de l’Histoire de l’humanité ayant - entre autre exemple - été lancée par des forces largement « communistes », il y a quelques mois en Inde, force est de reconnaître que l’idée même qu’il existe " quelque chose " que l’on peut définir comme « la gauche » soulève le doute.
Situation contradictoire qui permet de constater qu’il y a une forte demande sociale mais peu de réponses programmatiques et alternatives à " l’ordre-désordre " existant, qui est aussi un désordre mental et intellectuel.
L’article que nous reprenons ici ne plaira sans doute pas à tous ceux qui se veulent " progressistes ", mais il a pour objet de pousser à réfléchir aux questions qu’il faut affronter aujourd’hui si l’on cherche toujours un vrai progrès, une vraie progression humaine, sociale, éthique, scientifique, culturelle, intellectuelle, spirituelle, en état de contrer le pessimisme " néo-malthusien " qui nous opprime et nous pousse à un retour vers une nature que nos ancêtres ont toujours voulu fuir en la domestiquant et vers des identités basiques contraignantes mais acceptées, car censées être " stables ", voire définitives, immobiles et constituant donc des refuges en période de trouble, de confusion et de perte d’espoir.
La Rédaction
La gauche et " les Lumières " : la fin d’une histoire
Le délire idéologique qui a saisi la plus grande partie de la gauche conduit certains philosophes – par exemple, Henri Pena-Ruiz ou Stéphanie Roza – à revendiquer contre ce délire une sorte de " retour aux Lumières " et à la gauche " canal historique ", c’est-à-dire une gauche qui défendait d’abord « l’universalisme », alors qu’aujourd’hui s’affirment bruyamment et parfois violemment toutes sortes " d’identitarismes " et de " communautarismes ".
Il n’est pas certain que cette réponse sur le mode du " retour à... " soit bien convaincante. " Les Lumières ", en effet, ne forment pas un bloc et le règne de la raison qu’elles appelaient de leurs vœux a engendré des monstres selon une logique déjà bien analysée par Adorno et Horkheimer dans leur " Dialectique de la raison " (Gallimard, 1974) qui montre comment la raison se retourne contre elle-même.
Enfin, la " gauche " est arrivée au terme d’un parcours sinueux et d’un certain point de vue le passage de la « gauche sociale » à la " gauche sociétale " est inévitable si on se fait un concept précis de ce qu’est la gauche.
Que les " Lumières " ne forment pas un bloc, c’est assez évident. On peut comme Jonathan Israël distinguer les Lumières " radicales " des Lumières " modérées ", le courant des Lumières " radicales ", représenté par la lignée Spinoza, Diderot et leurs héritiers, est un courant à la fois « anti-religieux » et athée – il n’y a aucune place pour un Dieu transcendant ou un " dessein intelligent " – et « anti-monarchique ».
Les Lumières " modérées " sont plutôt du côté de la religion naturelle, prônent la liberté du commerce et la défense de la propriété privée contre l’arbitraire et inclinent vers un certain " conservatisme politique " lié à la haine de la " populace " si caractéristique d’un Voltaire.
Cette classification n’est pas tout à fait satisfaisante et on montrerait facilement qu’il existe bien d’autres lignes de clivage.
En tout cas, si on se réclame des " Lumières ", il faudrait dire desquelles : de Rousseau et de son radicalisme politique ou de Voltaire partisan du " despotisme éclairé " ?
De « l’athéisme » de Diderot ou de la religiosité naturelle de beaucoup d’autres penseurs, Locke par exemple, dont le radicalisme politique est inséparable de son ancrage religieux ?
Il se pourrait bien que " les Lumières " soient un mot plus qu’un courant précis auprès duquel on pourrait refonder une pensée politique cohérente.
On pourrait tenter de définir " les Lumières " par opposition aux " anti-Lumières ", à la manière de Zeev Sternhell, dont le livre " Les anti-Lumières " (2006) est un concentré des absurdités auxquelles conduit une certaine réduction de l’Histoire à la prétendue " Histoire des idées ".
Certains des penseurs classés " anti-Lumières " par Sternhell, comme Vico, sont - en vérité - bien plus avancés dans la réflexion sur la société et la culture humaine que bien des vedettes des " Lumières ".
Herder, autre " anti-Lumières " selon Sternhell, tente de repenser « l’universel » non pas abstraitement mais dans son expression dans les différents peuples, sachant que nous sommes tous embarqués sur " le même navire ".
Si on réduit " les Lumières " au règne de « la Raison », on court au-devant de grandes difficultés.
La « Raison » déifiée ne vaut pas mieux que les autres dieux et nous devrions nous en tenir à la raison humaine, simplement " humaine ". Mais alors tout dépend de ce que l’on entend par " raison ". On pourrait, comme Kant distinguer raison " pure " et raison " pratique ", la raison en tant que " faculté de connaître " et la raison en tant qu’elle s’exprime dans la volonté.
On peut encore opposer la raison à la " rationalité instrumentale " ; cette dernière est simplement la capacité à mettre en œuvre les moyens rationnels les plus adéquats pour atteindre certaines fins, quelles qu’elles soient ; la première étant - au contraire - capable de déterminer les principes universels qui devraient s’imposer et les fins que nous devrions poursuivre.
Toute l’Histoire du " monde moderne " a vu le triomphe de la connaissance scientifique, c’est-à-dire de la connaissance expérimentale guidée par la mathématique.
Cette connaissance scientifique " pure " n’est d’ailleurs pas si pure que cela : elle s’est développée selon les lignes de l’intérêt pragmatique et les besoins de l’industrie et du profit ont fini par lui fournir son programme de recherche et à en faire un système de légitimation sociale et politique parfaitement idéologique ainsi que l’avait montré Jürgen Habermas (" La technique et la science comme idéologie ", 1967).
Loin d’être le triomphe de la raison, notre monde est surtout celui qui voit la " rationalité instrumentale " se déployer au services des fins les plus absurdes ou les plus abominables.
" Les Lumières " s’achèvent non sur un chemin clairement tracé, mais sur une alternative qu’on pourrait résumer ainsi : Kant ou Sade !
Soumettre notre volonté aux principes moraux qui seuls sont absolus - alors que la connaissance scientifique n’est que " relative " et " conditionnelle " - ou considérer que ces principes moraux ne sont que les derniers préjugés inculqués par la religion et qu’on doit simplement suivre « la nature », laquelle nous commande de rechercher notre plaisir par tous les moyens – voir Sade, " La philosophie dans le boudoir ".
Pour aller vite, disons que le développement du « Capital », guidé par la main du " divin marché " (voir D.-R. Dufour) a suivi la voie " sadienne " ! Sade est bien la face sombre du « libéralisme » et de la science dont nous héritons et les principes " sadiens " sont au cœur même du « libéralisme » en tant qu’il régit l’ensemble de la vie sociale.
On aurait bien tort de voir dans le fascisme et le nazisme du XXe siècle des " retours à la barbarie ", en dépit de quelques manifestations saugrenues.
Fascisme et nazisme sont des courants révolutionnaires qui visent à libérer la " puissance humaine ", à briser les carcans moraux qui enchaînent encore « les puissants » et à faire tout ce que la " techno-science " peut faire.
" Refaçonner " l’humain conformément à un plan scientifique et soumettre l’ensemble de la société, ce sont des « possibles » ouverts par " les Lumières " et " le progrès ". Le fascisme et le nazisme sous les formes historiques qu’ils ont connues au siècle passé ne sont plus à l’ordre du jour, mais leur soubassement " théorique " est très exactement celui de la société dans laquelle nous vivons.
Les développements de l’eugénisme " libéral " (GPA, PMA) et du contrôle social par le moyen des technologies " dernier cri " permettent d’accomplir le programme totalitaire du XXe siècle de manière plus rigoureuse et sans passer par ces massacres sanguinolents qui font tache dans le monde merveilleux du " progrès ".
La gauche est l’héritière des " Lumières " et de toute leur ambiguïté.
La gauche est historiquement ancrée dans le mouvement d’émancipation de la bourgeoisie, alors que le « mouvement ouvrier » est né en réaction contre le règne de la raison " calculatrice " à l’œuvre dans l’industrie du « capitalisme » naissant.
Les premières organisations ouvrières naissent de la révolte des artisans dessaisis de leur outil de travail, des paysans chassés de leur terre et qui ont perdu toute indépendance.
Elles se sont accoutumées à la " discipline d’usine " où Lénine voyait l’école de la discipline révolutionnaire et elles ont été amenées à rechercher des alliances dans la bourgeoisie " progressiste ".
Mais les ouvriers ne sont pas devenus des bourgeois éclairés !
Par leurs organisations, ils ont revendiqué les bénéfices de l’instruction et de la culture bourgeoise, comme autant d’armes dans le combat contre la bourgeoisie.
En unissant « ouvriers » et « bourgeois », du moins une partie de la bourgeoisie, la gauche recelait une contradiction fondamentale que l’on a vu éclater dans les brèves périodes de " fronts populaires " où des gouvernements portés au pouvoir par le mouvement des classes populaires tournent leurs armes contre les travailleurs dès lors que la propriété « capitaliste » est en cause.
La gauche a été le camouflage de cet antagonisme persistant derrière les accords au sommet.
La gauche était une alliance, un bloc, mais le bloc d’un cavalier et de son cheval.
La dégénérescence intellectuelle et politique de " la gauche " n’est rien d’autre que l’expression de son caractère bourgeois.
On a pu croire, " sur-réalisme " aidant, que la critique " sociale " et la critique " artiste " étaient une seule et même critique.
Il n’en est rien.
Le bourgeois bohême, le " petit bourgeois " intellectuel qui est " de gauche " parce qu’il voudrait être un vrai bourgeois et commander, " l’artiste révolutionnaire " qui remplace l’œuvre par la vidéo et la performance, gardent toujours un certain mépris pour " le matérialisme vulgaire des masses ", leur manque de goût pour les nouveautés les plus échevelées : " ces gens sont d’un commun ! "
Le bourgeois cosmopolite, le fanatique d’un monde sans frontières est " de gauche " ; il peut même se croire " internationaliste ", critiquant ces bouseux enfermés dans leur " chez nous ".
Les sommets des partis ouvriers étaient depuis longtemps gagnés à la bourgeoisie avec laquelle ils avaient pu nouer les compromis " keynésiens " qui permettaient d’assurer à ces partis leur clientèle sans remettre en cause l’ordre existant.
Avec la fin des compromis keynésiens et l’offensive néolibérale, les dirigeants de ces partis sont tombés du côté vers lequel ils penchaient et " la gauche " s’est convertie à toutes les nouvelles extravagances qui concourent à disloquer toute communauté politique au profit des revendications individualistes les plus étranges, rejetant toute décence et perdant ainsi la confiance des ouvriers et des couches populaires en général.
Les groupuscules " communautaristes ", nourris par " la gauche ", sont maintenant en train de la dévorer. Et finalement, il n’y a rien à regretter dans tout cela. On ne peut passer sa vie à chérir certaines causes pour en maudire les effets quand ils vous touchent de plein fouet.
Si on veut ne pas perdre toute espérance au seuil du " monde d’après ", il faut commencer par abattre " l’idole du progrès " et se demander avec sérieux " quel progrès vers quoi ? ", sachant que les illusions de la croissance illimitée des forces productives doivent être jetées dans les " poubelles de l’Histoire " et qu’il va falloir " réduire la voilure " et planifier nos dépenses sous peine de transformer ce monde en enfer.
Le renouveau d’un socialisme, populaire, patriote et internationaliste - ce qui suppose la reconnaissance des nations - est à ce prix.
Denis COLLIN
Lapenseelibre.org