L’extinction de la culture générale

, par  DMigneau , popularité : 0%

L’extinction de la culture générale

Franchement, je ne suis pas très bon au " Trivial Pursuit ". Savoir quel est le plus grand fleuve d’Asie ou qui anime telle émission de télévision n’est pas à ma portée.

D’ailleurs, je n’ai pas la télé.

Mais je ne suis pas sûr que ce soit à ce genre de questions triviales (justement) qu’ait pensé " Le Monde " en lançant une série d’articles sur la « culture générale » — visant, si j’ai bien compris, à l’auto-promotion d’une application, " Mémorable ", destinée à « cultiver sa mémoire et ses connaissances ».

Et de proposer, explique Luc Bronner, des questions sur la conquête spatiale (en panne), le destin de Kennedy (pan !) ou Romain Gary — en Pléiade, et c’est heureux.

L’idée étant de « muscler » sa mémoire : avec le vieillissement de la population, nous sommes tous des " Alzheimer " en puissance, s’est dit le journal du soir qui fut jadis " de référence ", un marché juteux s’offre à nous…

Sans compter les examens et concours qui imposent des épreuves de « culture G » (comme le point du même nom, j’imagine) et sont donc fortement discriminants.

D’où le « grand malaise » de la culture générale :

« Premier cours de littérature dans sa " prépa " toulousaine. Julie reste muette. Elle observe ébahie ses camarades prendre la parole et s’exprimer sur l’œuvre étudiée. Ils m’impressionnaient par leurs connaissances. Devant leurs phrases si bien construites, je me suis dit : “ Des gens savent vraiment parler comme ça ? ” Les mots qu’ils employaient voulaient dire tout ce que je ressentais et que je n’arrivais pas à nommer. »

Ah oui ? Prof de Lettres " en prépas " moi-même, donnant par ailleurs dans deux classes (une prépa aux IEP de province, et une école de Communication marseillaise) des cours de « culture générale », je suis plutôt stupéfait du silence de mes élèves de prépas, tous détenteurs d’un bac S ou ES (en hypokhâgne) obtenu avec de très bonnes notes, et parfaitement incapables d’analyser correctement « le Loup et l’agneau ».

La Fontaine ? Inconnu.

Fouquet ? Avec ‘s, M’sieur ?

Louis XIV ? Heu… Avant Louis XV…

Quant à la différence sémantique entre un octosyllabe guilleret et un alexandrin pseudo-solennel, passez muscade !

Que « raison du plus fort » soit positivement un oxymore, dans une époque hantée par la raison cartésienne, ou que « tout à l’heure » signifie « à l’instant »…

Et ce n’est même plus une question de « différence de classes » (sociales). Les enfants de " CSP+ " qui ont quasi confisqué les " prépas " depuis dix ou quinze ans, comme diraient les disciples de Bourdieu, sont aussi désemparés, face à un texte " classique ", que les rejetons des classes déshéritées.

Du moins, dans un excellent lycée de province. Sans doute dans les « ghettos parisiens » de l’élite auto-reproductrice, n’en est-il pas de même — encore que les collègues que j’y connais ont les mêmes soucis avec des étudiants fort calés en « réseaux sociaux », en dosage de MDMA, en fripes ou en " Smartphones ", mais parfaitement ignares dès que l’on sort des 18 dernières années.

Comme si l’Histoire, la langue, la culture, avaient commencé avec eux.

J’exagère ? À peine.

Quelques-uns ont bénéficié de parents attentifs, mais ce n’est pas allé jusqu’à leur apprendre à écrire.

J’ai été obligé de reprendre - impatiemment, je dois dire - le programme des dix dernières années.

Connaissance de la mythologie gréco-romaine et du monde gréco-romain en général ? Zéro.

C’est pourtant au programme de « Sixième ».

Connaissance des arts ? Zéro et c’est au programme de « Troisième ».

Connaissance de la littérature… Ne plaisantons pas.

Connaissance de l’Histoire ? Néant — Ah si !! Ils savent que Macron règne et qu’ils sont nés sous Chirac.

Cette perte de culture remonte à loin ; depuis que d’ingénieux programmes ont proprement vidé les cervelles qu’ils devaient emplir, depuis que « l’enseignement de l’ignorance », comme dit Michéa, a « gâché nos enfants », comme dit Polony.

Depuis que l’on a confié à des crétins les clés de la " fabrique pédagogique ", comme a dit je ne sais qui. Mais elle s’est accentuée depuis dix ans.

L’arrivée des enseignants admirablement formés dans les IUFM (inventés sous Jospin, en 1989-1991), combinée à des directives européennes (le " Protocole de Lisbonne ", en 1999-2000) qui privilégient les « compétences » au détriment des « savoirs » et ont imposé un « socle de connaissances » dont on peut charitablement dire qu’il est " au ras du sol ", a produit mécaniquement une seconde baisse de niveau.

Ce qui est important, leur a-t-on seriné, c’est la -da-go-gie.

Le contenu, c’est le contenant. Il faut « apprendre à apprendre ». D’ailleurs, il n’y a plus d‘élèves, rien que des « apprenants ».

À côté de l’apocalypse qui s’annonce, les réflexions oiseuses de Sarkozy sur la Princesse de Clèves paraissent anecdotiques. Il péchait par ignorance. Les instances européennes qui ont trouvé dans le " pédagogisme " la justification théorique de leur désir d’annihiler la culture, de peur qu’elle soit encore trop nationale ou gêne l’embauche d’hilotes, pèchent par " ostentation de vertu " et " d’égalitarisme ".

C’est bien pire.

En 2008, travaillant sur " l’Âge d’homme " de Michel Leiris, où l’auteur raconte son admiration / fascination / terreur devant la Judith du Caravage, j’ai demandé quel autre peintre s’était intéressé à ce mythe biblique qui ressemble si fort à une castration.

Une élève leva la main : « Ben… Artemisia Gentileschi », dit-elle.

Avant de rajouter : « Ce serait intéressant de savoir ce que Judith a fait à Holopherne, au cours de cette nuit fatale, pour qu’il soit à ce point éreinté au matin… »

Demandez donc à vos élèves lequel a entendu parler de la fille du médiocre Orazio. Nous dégoulinons de bonnes intentions sur " l’égalité " et nos élèves sont incapables de citer UNE femme-peintre.

Et il y en a des dizaines — bien plus d’ailleurs que de grandes auteures, comme disent celles qui tiennent absolument à parler avec l’accent marseillais.

Demandez-leur lequel a lu le " Livre de Judith " ou " la Bible ", en extraits ou en version complète, alors que c’est au programme de « Sixième ».

Mais voilà, pour ne pas heurter tel ou tel segment de la population scolaire, on ne s’appesantit guère sur les « textes fondateurs ». Si bien que me voici contraint, " prof de prépas ", de fabriquer des " Powerpoints " sur l’Histoire de l’art, la mythologie, « l’Ancien » et le « Nouveau testament » et accessoirement le Coran, pour lequel les Iraniens chiites ont créé une iconographie riche, transposition du récit biblico-chrétien.

Mais qui l’a appris, y compris parmi les croyants de l’un ou l’autre des monothéismes ?

Même le catéchisme n’est plus prescriptif de savoirs. Allez donc demander à un premier communiant pourquoi Léo Ferré chante : « Donne-moi ton chiffon / Que j’y regarde un peu ton étoile gravée / Comme le Christ de Véronique… »

Il en est de la culture - générale ou non, l’épithète n’ajoute rien, sinon une note dépréciative, fini l’heureux temps où Pic de la Mirandole pouvait maîtriser l’ensemble des connaissances humaines, où « les Encyclopédistes » rassemblaient le savoir d’une époque dans les 35 volumes de « l’Encyclopédie » - comme de la linguistique.

Sous la pression des " structuralistes ", on a peu ou prou renoncé à l’étude diachronique de la langue ; tout se fait en synchronie, par rapport aux faits de langue tels qu’on les articule.

De même la culture : on est dans l’instant, on a oublié que, comme disait Bernard de Chartres, « nani gigantum humeris insidentes », nous sommes des nains juchés sur les épaules des géants.

Pas un hasard si ce fut le titre du dernier livre publié d’Umberto Eco, ce Pic de la Mirandole moderne — l’humilité en plus.

Notre culture est la somme de tout ce qui nous a précédés, pas l’accumulation de savoirs parcellaires actuels. Interroger " Wikipedia " n’est pas de la culture, mais avoir la capacité de comprendre que " Wikipedia " est bourré d’erreurs ou de " partis-pris ", ça, oui.

L’école a renoncé à transmettre l’héritage et, dans un mouvement révolutionnaire, a remplacé cette transmission, qui supposait que l’élève se tût, par l’expression cacophonique des bourdes des « apprenants ».

Et c’est une civilisation entière qui fonctionne sur ce schéma. Un " McDo " n’a pas d’histoire — un " lièvre à la royale ", oui, il renvoie à ces plats conçus pour la bouche édentée de Louis XIV et un " tournedos Rossini " aussi, qu’il soit dû au compositeur lui-même, à Modeste Magny, Casimir Moisson (de la Maison Dorée) ou à Marie-Antoine Carême, le premier « chef » de l’Histoire.

Demandons son avis à l’ami Perico Legasse, qui sait bien que la gastronomie est de la culture et qu’à Thélème, Rabelais et ses amis ne se nourrissaient pas " de l’air du temps " et de surgelés.

Immédiatement, les bons apôtres de " l’égalitarisme " interviennent et font remarquer que " lièvre à la royale " et " tournedos Rossini " sont des plats chers, réservés à " une élite ", alors que le hamburger

Je n’y peux rien : la culture, c’est la dégustation de la " slow food " (j’ai ici droit à l’anglais, puisqu’après tout ce fut une invention italienne, merci à Carlo Petrini), pas l’ingestion rapide " d’hydrates de carbones " baveux.

Que la culture soit « une passion française », comme dit le « quotidien de référence », est tout à notre honneur : une partie de la France (qui se rétrécit comme peau de chagrin — pardon pour l’allusion balzacienne que les hilotes que nous formons en classe ne comprennent plus) prétend encore s’alimenter aux sources du passé.

Quelle partie ?

Les « élites », gronde l’ancien journal de Beuve-Méry et de Viansson-Ponté.

« Déguisement démocratique de la culture bourgeoise » : je le crois bien ! Ces pseudo-quotidiens " de gauche " devraient relire Marx — qui est lui aussi de la Kultur : ils y verraient qu’il ne peut y avoir de culture que bourgeoise, tant que le prolétariat n’a pas pris le pouvoir — et ce n’est pas demain la veille.

Ceux qui parlent de « culture jeune » ou de « culture de la banlieue » sont des illusionnistes, des " égalitaristes " version " socle commun " qui font croire à tel ou tel segment (voir plus haut) qu’il existe culturellement, alors qu’on l’a confiné dans l’ignorance.

Pour la plus grande gloire des enfants de l’oligarchie, qui n’a pas de couleur politique et qui lit " le Monde ".

Jean-Paul Brighelli

Marianne