« L’IDIOT SOLENNEL » : RÉVERBÉRATION D’UNE FORMULE DE HASEK
« L’IDIOT SOLENNEL » : RÉVERBÉRATION D’UNE FORMULE DE HASEK
A l’heure où l’humour est devenu fade et conformiste et où les pouvoirs n’osent même plus laisser des espaces aux " fous du roi ", il est bon de rappeler que l’humour est par principe révolutionnaire, ce qui explique sans doute la situation actuelle où « l’ordre dominant » se sent à ce point menacé qu’il n’ose même plus tolérer, et encore moins financer, ce qu’en des temps plus stables, les pouvoirs considèrent comme " des soupapes " leur permettant de durer.
Le rappel de l’œuvre de Hasek dans le contexte qui a précédé puis suivi la Première Guerre mondiale fait donc œuvre de salubrité publique.
La Rédaction
« L’IDIOT SOLENNEL » : RÉVERBÉRATION D’UNE FORMULE DE HASEK
Avant propos
Ce bref article nous rappelle une expression de l’auteur du " Brave soldat Chvéïket " qui discute ses significations au-delà de la caste haïe en vue par Hasek.
La caractérisation contenue dans l’expression est liée à l’Histoire des « relations de pouvoir » et pas seulement des collisions se déroulant dans la « nature humaine » pécheresse et sarcastique.
On analyse les parties de la formule et la formule toute entière, dont la saveur joue une fonction politique plurielle. Enfin, il y a quelques concepts philosophiques qui en découlent et qui éclairent le thème de l’opposition sociale.
En effet, la parution en 1921 du premier volume du " Brave soldat Chvéïk " avait foudroyé la conception de l’humour traditionnellement promue par ses protagonistes et théoriciens.
Mais au-delà de l’humour, même la représentation philosophique de la communication avait été secouée.
Qu’est-ce qu’on peut exprimer et qu’est-ce qu’on ne peut pas ?
Est-ce que la vérité n’est pas une construction complexe composée par les vérités de ses briques et aussi par des significations nouvelles résultant de la composition même ?
On peut certainement révéler une connexion entre l’humour révolutionnaire de Hasek et les « jeux de langage » wittgensteiniens, eux-mêmes suggérant toute une historicité et une socialité marquée des places sociales et de leurs univers.
Introduction
La parution en 1921 du premier volume des " Aventures du brave soldat Chveïk " (1), après le recueil de 1912 " Le Brave Soldat Chvéïk " et autres histoires bizarres du même « excentrique » Jarosla Hasekv, a bouleversé la conception générale de l’humour et même celle de la critique sociale.
En effet, l’œuvre " hasekienne " et son esprit ont transposé au niveau de la littérature " cultivée " – bien qu’avec un parfum rustre – la tendance et la manifestation traditionnelles du sarcasme et du persiflage populaires (2).
Cette mise en évidence de l’audace et de la créativité métaphorique populaires envers la cruauté, la stupidité et l’efficacité limitée de la « domination » a bien représenté l’envers du modèle de " l’intellectuel " prudent, socialement ignorant et jouant à « l’impartial ».
On se souvient que, après qu’un groupe de 93 " intellectuels " allemands avait signé en 1914 un manifeste pour la guerre, en 1915 seuls 3 chercheurs - parmi lesquels Einstein - ont démontré leur opinion contre la guerre en signant un contre-manifeste adressé « aux Européens » (3).
Le thème principal de l’œuvre de Hasek a été « l’anti-militarisme », mais ce n’est pas cet aspect que je veux souligner ici, bien que la formule mentionnée dans le titre a été utilisée afin de mieux caractériser un vieux général décrépi, absurde et ridicule pour tous ses subordonnés.
Mon sujet est justement l’expression même, dont la saveur ne fait qu’augmenter sa capacité descriptive et pénétrante au-delà la catégorie en vue par Hasek.
Les mots
1° ) Idiot : l’origine grecque du mot est tout à fait intéressante. " Ϊδιoς " signifiait " propre à quelque chose ou à quelqu’un/quelqu’une, particulier, d’une manière propre ou particulière ".
D’ici " ϊδίωσις " – distinction entre les choses, selon leurs caractères propres, tandis que " ϊδιωτεία " était la vie d’un simple « particulier », la « vie privée » opposée à la vie dans le cadre du " polis " (4), c’est-à-dire sans exercer aucun métier, d’ici manque d’éducation, ignorance, d’ici " ϊδιωτεύω "– être étranger à tel ou tel métier.
Par exemple, Platon avait utilisé le mot en montrant que dans la cité personne ne doit pas être étranger à la vertu (" τής άρετής ") (5).
" Ϊδιώτης " était ainsi pas seulement le simple particulier, l’homme étranger à tel ou tel métier, mais aussi " l’ignorant ", le " simple ", le " vulgaire " et, attention, l’indigène, opposé à " ξένoς ", c’est-à-dire celui qui n’a pas la chance d’expérimenter des choses inédites et restant ainsi borné.
Le latin avait reçu le sens figuré de l’existence manquée de signification sociale : « l’idiot » était le sot, le stupide, le crétin, l’imbécile, même le « débile mental ».
Ce sens a continué dans les langues européennes.
Le " fou du village " a toujours été l’imbécile, réel ou considéré comme tel, et qu’on ne touchait pas sauf si si on avait besoin d’un " bouc émissaire ".
Il n’était pas du tout le " porteur de vérité ", comme le fou des princes – jamais imbécile, tout au contraire le « représentant de l’intelligence » capable de se dissimuler (6) et d’une critique sociale voilée (7) – mais d’une " sottise " qu’on supportait tout en se méfiant d’elle.
De nos jours, Sartre a écrit " L’idiot de la famille : Gustave Flaubert de 1821 à 18578 ",en utilisant le sens figuré du mot grec.
Il y a deux registres qui expliquent la signification du mot dans la conception de Sartre :
le premier, où " idiot " est l’adjectif sous-entendu appartenant à la famille de Flaubert et suggérant la tendance à écarter un originel indésirable du nid chaud et rassurant qui garantie la respectabilité du point de vue de la société ;
Plus largement, l’adjectif montre l’aliénation d’une société et d’une atmosphère spirituelle conformiste et limitée par n’importe qui cherche à questionner la tradition de la conscience non-problématique, " a-problématisante ".
« L’idiot » reste ainsi l’étranger face à la mentalité commune, donc regardé avec désagrément.
Celui nommé ainsi peut être, d’ailleurs comment il s’avère, intelligent et capable de revanche.
De toute façon, la caractérisation est donnée à ceux/celles qui sortent de la normalité (9) : ou bien physique et psychique, ou bien de celle des idées partagées et manifestées inhérentes dans le comportement.
Le second registre correspond aux sentiments de celui qui est caractérisé comme " idiot " par les autres : ici " idiot " est substantif, c’est-à-dire la personne décrite par les autres comme " idiote " et arrive à internaliser ce trait réel ou fictif en le transformant en identité propre, irrémédiable et fatale.
Selon Sartre, l’enfant Flaubert et le jeune Flaubert avaient vécu justement cette situation qui permet " en même temps " un détachement de « l’ordre social » existant, une liberté de comportement et de discours.
De ce point de vue, « l’idiot » est synonyme avec le " non-conformiste " qui est toujours l’indésirable. Et, justement à cause du sens sous-entendu du mot – " idiot " comme " malade " – le poids de la caractérisation assumée (" l’idiot/je suis l’idiot ") écarte les qualifications plus bénignes des distinctions des gens.
« L’idiot » n’est pas un " excentrique " (10), un " bizarre " (11), un " extravagant " – un homme remarquable par son intelligence créatrice, même si quelque fois fâcheux, mais de toute façon intégré dans la logique sociale – mais un être répugnant, produisant peur et qui n’est jamais intelligible.
D’autre part, si, comme dans le sens latin, " l’idiot " est réellement débile mental, les choses changent.
On ne rit pas des malades ou des handicapés. Pourtant le comportement " idiot " est ridicule en cela que la bêtise poursuivie avec ténacité est incongrue avec la logique normale, le « bon sens, la chose du monde la mieux partagée » (12).
Ce " bon sens " mène à l’auto-censure des mots, et pas seulement pour que l’homme se dissimule, mais aussi en vue de purifier la logique des discours.
L’homme en bonne santé mentale peut certainement changer ses objectifs, en les accordant pas seulement à la logique de la société où il vit mais aussi ou plutôt aux conditions sociales qui permettent certaines choses mais pas d’autres, qui les permettent d’une certaine manière mais pas d’une autre etc.
Tandis que " l’idiot " ne change pas ni ses buts ni ses discours et ne s’accorde pas à la logique sociale. Cette " inhabileté comportementale " est considérée appartenir à « l’idiotie ».
C’est en ce sens – d’être opposé à la " santé mentale " et à la logique habituelle des discours – que Hasek a utilisé le premier mot de son expression.
2° ) Solennel : la " solennité " est l’attitude des gens dans les grandes fêtes. « Solennitas » était la fête religieuse latine ou la cérémonie publique qui se déroulaient " avec pompe ", par des rites et étaient - surtout cette dernière - accompagnées par des actes officiels où les gens portaient des habits spéciaux dignes de la majesté de ces moments.
Le comportement solennel est ainsi grave, même affecté, emphatique.
La " solennité " tient du domaine public, et encore seulement de la forme ou de l’extériorité dans le domaine public, en se différenciant de l’attitude " sérieuse " dont on traite en général les problèmes de la vie quotidienne privée ou publique.
Si la " solennité " est liée à un événement important, reconnu comme spécial par une collectivité, alors ce n’est ni logique ni productif de se manifester " solennellement " tout le temps, parce qu’ainsi on réduit la valeur des événements ou des processus dont ont désire souligner l’importance.
En conséquence, le comportement " solennel " est discontinu, intermittent.
3° ) Or, le personnage (le vieux général décrépi) caractérisé par Hasek comme " idiot solennel " se manifeste de manière solennelle couramment, entraitant chaque aspect – d’ailleurs formel, secondaire, insignifiant – de son activité, elle-même inutile, nuisante, bureaucratique, comme ayant une importance cardinale.
Le manque d’utilité sociale de cette activité – inclus dans la " nuisibilité " du militarisme et l’irrationalité du système social qui ne contient pas seulement mais dépend du " militarisme ", de la bureaucratie et du gaspillage de la vie humaine – ainsi, le manque d’utilité sociale de la bureaucratie, du " militarisme " et des relations sociales de " domination-soumission " sautent aux yeux des lecteurs de l’excellent texte de Hasek.
De plus, comme " l’idiot " est en général serein, en assumant la logique de son propre état, le personnage de Hasek se montre d’autant plus faisant partie des structures qui existent justement par l’impression de solennité, c’est-à-dire par l’impression de l’importance majeure de ces structures induites dans la conscience commune.
Cette impression d’importance de " premier rang " des couches dominantes et bureaucratiques ne pourrait pas se consolider sans la continuité infatigable de leur manifestations, sans la permanence obstinée et sereine de leur contre-position face au " bon sens " populaire.
Qui est " idiot solennel " ?
Comme attitude, la solennité sereine et convaincue de la justesse de sa position provient des « catégories dirigeantes ». Pour elles, la " solennité permanente " fait partie de la " fiche du poste " : leur autorité même, forme symbolique de leur puissance, se fonde sur les permanentes preuves solennelles de leur nécessité.
Historiquement, la « solennité » est liée avec « le Pouvoir » (économique et politique) : elle appartient au prince, mais aussi à la couche " bureaucratique ", car les prêtres et les militaires – un objet favori de Hasek – sont des strates dans cette couche.
De ce point de vue, la " modernité " a seulement développé la " bureaucratie ", les institutions bureaucratiques et les conjonctures où la " solennité " constitue une arme banale.
De la même manière, la " modernité " a substitué la " solennité " liée aux personnages concrets du prince avec la " solennité " liée aux institutions impersonnelles, plus imposantes ainsi.
Enfin, elle a transféré le poids de la " solennité " assimilant le " prince/les cercles dirigeants " aux " cercles bureaucratiques " : d’une part, la solennité du prince parait aujourd’hui moins visible que celle des " cercles bureaucratiques " ; d’autre part, le langage publique étant « démocratique », la " solennité " provient des figures menaçantes de la puissance violente de la base de l’autorité.
Les gens extérieurs aux cercles du « pouvoir politique » et économique ne sont pas déterminés à démontrer leur raison existentielle de manière " solennelle ".
Ils savent très bien qu’avant tout ils doivent « travailler » afin de pousser plus loin le " carrosse social ".
Puis, ils savent qu’ils sont assujettis et que, hormis la violence dont ils sont traités, on leur accorde des beaux mots pour apaiser leurs questions concernant la valeur de la vie humaine et de leur vie.
Ainsi, ils ont appris à faire la différence entre les discours qui leur sont servis et ce qu’il y a en réalité.
Mais est-ce que ce n’est pas l’ironie qui saisit le contraste entre ce qu’on dit et ce qui est la base de la référence ?
En effet, l’ironie est « d’extraction basse » et a joué - et joue encore - le rôle de " pansement " de l’amertume et de petite victoire in opressores.
Les gens " communs " ne sont pas solennels : ils peuvent certainement emprunter la figure, les gestes, " l’air solennel " des chefs s’ils se trouvent " dans le viseur " de ceux-ci et peuvent devenir eux aussi des " petits chefs " convaincus de leur propre importance et dotés de " l’arsenal " de morgue supérieure.
Mais hormis dans les cas de de ce type de transformation, la solennité des « damnés de la terre » est mimée et mimétique.
De nos jours, la " solennité " accompagne plutôt l’activité des bureaucrates sans compétences et cherchant à masquer – par l’importance qu’ils se donnent et donnent à la forme des activités où ils sont mêlés – l’inadvertance entre la nécessité de compétence et, d’autre part, leur manque réel de qualification professionnelle et sociale.
Car l’intelligence politique moderne et surtout celle que la modernité tardive avait imposé, sous l’impact de la " vague démocratique ", la substitution de l’ancienne " solennité " avec celle « démocratique » : plutôt naturelle que pétrifiée, « partagée en commun », transférant les fondements du pouvoir qui la soutient dans l’espace de ce qui n’est pas dit.
Mais est-ce qu’il y a vraiment de la solennité si tous les critères sont raréfiés et que personne ne respecte plus la parole et que personne ne respecte ni les personnages dirigeants ni les institutions ?
La solennité comme respect public des valeurs, des institutions et des comportements politiques est réellement en train de se dissiper.
Ce qui ne veut pas dire que " l’idiot solennel " disparaisse lui aussi : il y en a encore, " là-haut " et au calibre minuscule dans l’espace de ceux qui dirigent la vie publique fermée, locale ou des institutions.
L’expression
La formule de Hasek dénote une ironie énorme : l’impression de superlatif, de grandiloquence suggérée par la référence à la solennité – tout ce qui est " solennel " est intouchable, n’est-ce pas ? – est d’un coup contre-carré par la nomination du sujet, " l’idiot ".
Plus la disparité entre les éléments de la formule est grande, plus l’ironie est mordante.
La formule est une espèce d’oxymoron, car le substantif et l’adjectif se contrecarrent.
Le résultat est un homme minimisé et ridicule.
Comme en général le ridicule n’est pas conscient de l’impression qu’il provoque, " l’idiot solennel " est le sot bénéficiant d’une situation sociale privilégiée et convaincu non seulement que cette situation lui convient mais aussi que les autres - et spécialement les subordonnés - seraient convaincus eux aussi de la justesse de cette situation, de plus, en étant hautement désireux de " s’abreuver " de la sagesse qu’il est censé émaner.
Plus " l’idiot solennel " – le grand ou petit chef des milieux bureaucratiques – cherche à montrer son importance et son caractère indispensable, plus il est " solennel " et plus cette solennité est creuse et inefficace.
L’ironie de la formule est une fonction de la négation qui constitue sa structure : d’une part, la négation témoigne que chaque mot présupposerait une " clôture ", une " fermeture/limitation " qui empêcherait la combinaison avec des mots opposés.
En effet, il s’agit d’une fausse fermeture, suggère la formule qui dévoile cette fausseté justement par l’ouverture insolite des mots composants : il y a, tout au contraire à l’opinion commune, une concordance entre " l’idiotie " et la " solennité ".
Plus l’abysse présomptif entre la présupposition commune et la réalité est profonde, plus l’ironie de la formule est acide.
D’autre part, la négation signifie le dévoilement de l’esquive et du " caché " que chaque mot contient ; le résultat et la connaissance que, tout au contraire, chaque mot couvre un halo d’ambiguïté : la formule ne fait qu’exprimer un sens dans cette ambiguïté.
Quelques concepts philosophiques
Comme il est apparu déjà, la formule de Hasek et l’analyse de cette formule renvoient aux concepts d’identité – de l’Homme, l’identité sociale –, de signification, de complexification, d’ambiguïté, d’origine et d’anamnèse.
La philosophie « du langage » se joint à la philosophie « sociale » : elles ne sont plus disparates et jettent une lumière plus claire sur l’Homme qui est son Histoire.
De ce point de vue, la puissance de s’opposer liée au droit à l’opposition sont d’autres notions que l’expression met en évidence.
« L’humour » comme concept de la philosophie « du langage » a des significations dont on doit se préoccuper.
Nietzsche nous avait rappelé la vielle sagesse surprise par Horace – " ridentem dicere verum, quid vetat "/ " qui nous empêche de dire la vérité en riant ? " (13). Son propre mot sur le cas de Wagner avait été justement : " ridendo dicere severum "/" en riant on dit des choses graves " (14).
Mais de quelle espèce d’humour relève la formule de Hasek ?
Est-ce qu’elle dénoterait simplement une malice, c’est-à-dire une intention méchante envers les autres ?
Nietzsche avait remarqué que même la malice ne tente pas de faire souffrir l’autrui en soi, mais qu’elle est un « sentiment de revanche » qui nous fait plaisir et dont la connaissance nous renforce (15).
Cette idée de sentiment de revanche nous amène au sarcasme ; ironie amère, cinglante et impitoyable.
Le sarcasme utilise justement les aspects de négation et d’ambiguïté mentionnés. L’amertume qu’il dénote montre sa fonction dans une société où il parait que l’ironie serait la seule arme perçante.
La signification des " jeux de langage " de Wittgenstein et la formule représentante de l’humour de Hasek
On peut rapprocher l’humour révolutionnaire de Hasek de la pensée " wittgensteinienne ".
Dans cette dernière, la philosophie est l’effort de reconstituer les faits par la clarification et la correction des confusions, des automatismes, des " clichés de langage ", des " mythologies philosophiques " (qui considèrent comme acquis les schémas d’argumentation, les modalités de voir ou de les considérer comme explications ultimes/ supra-explications).
« La philosophie est une bataille contre les sortilèges faits à notre intellect avec les moyens du langage » (16).
En conséquence, les faits de connaissance des choses doivent être décrits d’une manière critique parce que les notions mêmes ont la capacité d’induire des préjugés : justement à cause des expériences subjectives diverses qui s’en trouvent derrière.
C’est-à-dire, même si les expériences subjectives sont diverses, il y a des éléments communs entre les images parmi lesquelles les gens décrivent le même mot.
Ces éléments sont donnés par « l’expérience commune » des hommes : et justement sur cette base, on peut transmettre, communiquer et les " jeux de langage " ont du sens.
« L’ironie » est un " jeu de langage " : elle est comprise à cause des éléments communs dans l’expérience sociale.
Un élément est la connaissance que les gens ont la possibilité de " saisir " des aspects pas encore dévoilés et nommés par les mots et par les conceptions.
Un autre est la connaissance – mais évidemment que toutes ces connaissances sont « historiques » – qu’il y a un contraste entre un niveau de réflexion de la réalité et un autre possible.
Un autre enfin est la connaissance que par composant des mots avec leurs significations spécifiques on peut arriver à un degré supérieur de vérité.
Wittgenstein avait montré la capacité de la raison à " s’auto-ironiser ".
Hasek avait dévoilé la capacité de la société même de se construire d’une manière « humoristique », et donc alors de se " déconstruire " par l’ironie.
La formule discutée ici représente tout un programme de déconstruction des mythes sociaux par l’intermèdiaire de l’ironie.
Ana BAZAC,
Professeur de philosophie à Bucarest, Roumanie.
lapenseelibre.org
Notes :
(1) La traduction roumaine (Jean Grosu) du livre date de 1964. Il y a aussi l’édition de 2010, reproduction de la traduction de 1964, comme le supplément de jeudi du journal " Adevărul ".
(2) C’est justement cette espèce d’expression qui permet de qualifier l’œuvre de Hasek de « révolutionnaire » par son message/son contenu et aussi par son écriture qui « au commencement énonce », voir Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka.
" Pour une littérature mineure " (1975), traduction roumaine Bogdan Ghiu, Art, 2007, p. 49.
(3) Voir Ana Bazac, " Libertate a umană şi perspectivele ei la Albert Einstein ”, Revista de Filosofie, 5-6, 2005, pp. 703-721 [" La liberté humaine et ses perspectives chez Albert Einstein "]
(4) Dans le sens retenu aussi par Hannah Arendt, " Condition de l’Homme moderne "(1958), Paris, Calmann-Lévy, (1961), 1983, mais pas avec le contenu antique du mot.
(5) Platon, " Protagoras ", 327 a.
(6) Cette capacité a été très importante par comparaison au reste des gens « sans face » et ayant seulement une signification statistique, de « folie ».
Cette impression de « folie » est donnée justement parce que la majorité n’a aucune puissance pour contrôler « les pouvoirs » et le « mécanisme social », la dissimulation individuelle ayant lieu dans le cadre des relations de " domination-soumission ".
Le discours des " fous des rois ", des clowns, a poursuivi le développement des libertés capables d’assurer cette puissance.
Mais ces discours étaient exceptionnels.
(7) Voir Ana Bazac, " Two pages from the culture of the double speech and of tacit suppositions ", Wisdom, Vol. 11, Issue 2, 2018, pp. 5-11.
(8) Paris, Gallimard, 1971-1972, 3 tomes.
(9) Voir l’analyse de Alexander Kiossev, " The oxymoron of normality ", 2008,
http://www.eurozine.com/articles/2008-01-04-kiossev-en.html.
(10) Dont parlait Jules Verne, par exemple (" Le testament d’un excentrique ", 1899), en liant l’excentricité à l’esprit de la réforme (voir " Le tour du monde en quatre-vingt jours ", 1873).
(11) Voir dans la collection des récits d’Edgar Allan Poe et traduits par Charles Baudelaire en 1865 " Histoires grotesques et sérieuses ", la pièce « L’ange du bizarre » (1844).
(12) René Descartes, « Discours de la méthode… », en Descartes, Oeuvres, Tome VI, éditeurs Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Léopold Cerf, 1902, p. 1.
(13) Horace, Satires, I, 24.
(14) Friedrich Nietzsche, " The Case of Wagner ", 1888
(15) Friedrich Nietzsche, " Human, All Too Human, A Book for Free Spirits (1878, 1879, 1880) ", Translated by J.R. Hollingdale,
Introduction by Richard Schacht, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, II, § 103.
(16) Ludwig Wittgenstein, " Recherches philosophiques ", 1953, § 109.