Des tirailleurs sénégalais face au nazisme

, par  DMigneau , popularité : 100%

Des tirailleurs sénégalais face au nazisme

Pour le régime nazi, la France trahissait l’Europe en enrôlant des Africains dans ses rangs. Une négrophobie dont " Des soldats noirs face au Reich " dresse le tableau épouvantable.

Pour Michelet, la vocation de l’histoire était de « faire parler les silences » du passé. Programme toujours actuel : des angles aveugles tant de l’histoire de France, en particulier, que de l’histoire européenne méritent d’être tirés de l’ombre, élucidés, explicités. C’est ce qu’entreprend, avec éclat, le livre publié sous la direction de Johann Chapoutot et de Jean Vigreux, " Des soldats noirs face au Reich ". L’objet de cet ouvrage ? Les massacres systématiques de la Wehrmacht et de la SS à l’encontre des soldats noirs, présents en France métropolitaine, et issus de l’Afrique-Occidentale française (AOF) et de l’Afrique-Équatoriale française (AEF).

Le sort infligé à ceux que Léopold Sédar Senghor, compagnon de leur lutte lors de la campagne de France, nomma « les dogues noirs de l’empire » n’est certes pas totalement occulté, mais il reste fort méconnu. Des soldats noirs face au Reich contribue à le remettre en mémoire après le colloque organisé par Jean Vigreux au musée de la Résistance en Morvan, en novembre 2011, que complètent des contributions inédites.

Précieuse anamnèse : ces hommes, souvent très valeureux, rappelés par l’état-major français pour aider une armée nationale largement impréparée à affronter le péril nazi, ont été ciblés par les hitlériens avec une implacable malignité à tel point que Jean Moulin, alors préfet d’Eure-et-Loir, est monté au créneau pour les défendre. Selon le ministère de la Défense, le nombre total des tirailleurs sénégalais mobilisés au 1er avril 1940 est estimé à 179 000 dont 40 000 engagés dans les combats en métropole. Près de 17 000 ont été tués ou blessés au combat ou ont disparu dans l’année qui a suivi.

Un exemple : alors que la France endure la débâcle, le 19 juin, les Allemands sont aux portes de Lyon. Le 25e régiment de tirailleurs sénégalais est envoyé dans un « combat pour l’honneur » avec pour ordre : « En cas d’attaque, tenir tous les points d’appui sans esprit de recul, même débordé. » Ce combat se révèle sans merci pour les 1 800 Africains. En deux jours, il y aura plus de 1 300 tués dans leurs rangs. Certains tirailleurs, faits prisonniers et même blessés, sont séparés du reste de la troupe, puis massacrés à découvert à la mitrailleuse et achevés sous les chenilles de chars d’une unité SS. Le professeur au Colby College Raffael Scheck, qui a enquêté dans les archives militaires françaises et allemandes, estime qu’au total près de 3 000 tirailleurs sénégalais auraient été exécutés par la Wehrmacht en mai-juin 1940, crimes de guerre perpétrés non pas par des SS, mais par l’armée régulière allemande.

Le déclenchement de ces représailles et massacres, conduits de façon simultanée dans plusieurs départements - la Somme, l’Oise, la Marne, l’Eure-et-Loir, le Rhône -, a coïncidé avec « la relance, en Allemagne, d’une campagne de propagande rappelant l’épisode de la " Honte noire " ». Dans sa contribution, Claire Andrieu évoque ces journées terribles, cette explosion d’un racisme homicide qui précéda la capitulation de juin 1940. « La Wehrmacht, souligne-t-elle, est la seule armée à avoir commis des massacres délibérés de prisonniers, notamment de tireurs sénégalais. »

La longue histoire d’un mépris

Les idées les plus homicides se déploient, toutefois, dans la longue durée. Et l’essentiel de l’infamie des jours cruels du printemps 1940 s’est préparé de longue date et relève donc d’une histoire des idéologies. Un substrat culturel, métapolitique, sur lequel " Des soldats noirs face au Reich " jette une lumière érudite.

Se vérifient ainsi l’antériorité des représentations sur les passages à l’acte, la préséance des « superstructures » culturelles sur les événements. Léon Poliakov, dans ses travaux sur la genèse du racisme dans l’Europe moderne, avait insisté sur l’ancienneté et la férocité du bouillon d’inculture de la révolution conservatrice allemande. Chapoutot, Vigreux et les historiens contributeurs du livre revisitent et actualisent les intuitions de Poliakov.

Ils documentent la genèse du racisme visant les Noirs africains dans le IIe Reich, celui de l’empereur Wilhelm et du chancelier Bismarck. Ils rappellent, par exemple, qu’en 1870, dopées par le « topos d’une France noire », « des unités prussiennes et allemandes ont eu à combattre des troupes coloniales issues de l’Empire français, nord-africaines et sénégalaises pour l’essentiel », ce qui suscitait leur réprobation en même temps qu’une dédaigneuse satisfaction. « Si, en effet, la France en est réduite à aligner des Noirs pour combattre Germania, pensaient alors les Allemands, c’est qu’elle est tombée bien bas... » « Dans le même temps, la France, précisent les auteurs, est blâmée pour avoir violé un tabou : l’Europe est le champ clos des Blancs et il est malséant de mêler des Noirs et des Maghrébins aux querelles de leurs maîtres. »

La contribution de Julien Fargettas montre également que, « dès leur arrivée sur les champs de bataille européens de 1914 », les soldats noirs « [ont été] accusés d’atrocités envers leurs adversaires ».

Des méfaits imaginaires qui font l’objet d’une habile exploitation par le pouvoir impérial. « Le gouvernement allemand, souligne l’historien, émet rapidement des protestations quant aux actes de barbarie qu’auraient perpétrés les soldats coloniaux. » Chapoutot, de son côté, précise : « L’engagement massif de troupes coloniales dans les tranchées françaises dès 1914 est l’objet d’une condamnation ferme de la part des Allemands. »

Et de citer l’hebdomadaire satirique Kladderadatsch qui, en 1916, illustrant la logomachie antifrançaise, ironise sur l’ennemi gaulois, en représentant un sauvage, « manifestement cannibale (à en croire le crâne qu’il arbore en pendentif), dansant avec frénésie sur fond d’assaut de Noirs emmenés par un officier blanc », avec cette légende : voilà « comment on civilise l’Europe » (« Die Zivilisierung Europas ») et avec ce commentaire : « La France, bien loin d’être l’honneur du monde civilisé, est la honte de l’Europe, qu’elle expose à la férocité et aux pulsions des animaux de son empire. » Kladderadatsch énumère à charge « les mutilations infligées aux blessés, prisonniers ou cadavres allemands. Les tirailleurs sénégalais confectionneraient ainsi en particulier des colliers à partir d’oreilles de soldats allemands. » Évidemment, ces accusations outrancières « tiennent pour une bonne part de la propagande. Mais cette image de sauvage va littéralement coller aux soldats noirs ».

Dans l’Allemagne impériale, souligne Chapoutot, « le racisme - tout comme l’antisémitisme - n’est pas plus virulent qu’ailleurs en Europe ». Mais il obéit à certaines spécificités. Il présente des régularités discursives propres. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que, ces dernières années, « les historiens allemands s’intéressent à la guerre contre les Hereros (1904-1908), en Namibie allemande, qui fut marquée par une extrême violence et par un projet éradicateur assumé ».

Si Chapoutot refuse de voir dans l’ethnocide namibien « une préfiguration de la violence génocidaire nazie » et met en garde contre les illusions de fatalité rétrospective, il n’en souligne pas moins que ces exactions de masse ont balisé la voie à la cristallisation d’un puissant imaginaire anti noir ; ce n’est pas un hasard non plus si, dans les années 20, quand le vainqueur français de 1918 occupera la Rhénanie et la Ruhr, ce seront non les soldats français en général, mais les soldats noirs issus de l’Empire français qui seront « accusés d’exactions massives ».

Une République " négrifiée " ?

Comme le rappelle Chapoutot, ces éléments subculturels, ces préjugés tenaces et anciens ont été excités et portés à un degré inédit de nocivité par les nazis, dès le moment - le milieu des années 20 - où ceux-ci ont représenté, dans l’opposition au régime libéral de Weimar, une masse critique. « Les nazis n’ont eu de cesse [...] de dénoncer cette " force noire " qui, chez les plus racistes des Allemands, était devenue la " Honte noire " de 1923. »

Dans Mein Kampf, que Hitler a rédigé au milieu des années 20, dans le contexte de l’après-crise de la Ruhr, « les Noirs et la France [...] sont confondus dans une même détestation, au point que les premiers deviennent synonymes de la seconde : elle est la puissance gâtée par l’histoire, dotée d’un vaste empire qui lui a permis de vaincre, mais qui va peut-être également signer son sort funeste. Hitler méprise une France qui, par sa faiblesse démographique, sa veulerie culturelle et son insigne manque de dignité, ne peut se passer de ses troupes coloniales : la France est, selon le néologisme qu’il affectionne, " vernegert ", " négrifiée "  ».

Les auteurs citent un extrait de son bréviaire de la morgue : « C’est une folie criminelle de dresser un demi-singe pour faire de lui un avocat alors que des millions de représentants de la plus haute race doivent végéter dans les places les plus indignes. C’est un péché contre la volonté du Créateur que de laisser autant d’êtres parmi les plus doués dépérir dans le marais prolétarien alors que l’on dresse des Hottentots et des Zoulous à grimper sur l’échelle des professions. »

Négrophobie et antisémitisme

Dans sa folie criminelle, l’hitlérisme fut une " Weltanschauung " d’une grande cohérence, un réseau d’idées fixes étayées sur une vision criminologique du monde. In fine, commente Chapoutot, « ce sont les juifs qui inquiètent Hitler » car, dans l’imaginaire convulsé du nazisme, « ce sont bien eux qui exhibent des Nègres éduqués sur la piste du cirque médiatique pour promouvoir un égalitarisme qui les sert si bien en les émancipant partout et en les faisant accéder eux-mêmes aux plus hautes positions sociales ».

D’où l’obsession des nazis, si prégnante à partir des jeux Olympiques de 1936, de mener une bataille culturelle contre ce qu’ils analysent comme la « négrophilie » des élites républicaines françaises, en particulier juives, et férues de jazz. Céline, au diapason de cette propagande, flétrissait le « Négrite juif Jean Zay ».

Chapoutot, dans sa contribution, se penche sur les émanations journalistiques en langue allemande de cette diffamation de la IIIe République, comme ce numéro de l’Illustrierter Beobachter qui fusionne le racisme de 1914 et celui des nazis et dans lequel « un géant noir, au sourire cruel et libidineux, prend pied sur le Rhin (signalé par les ruines de ses châteaux et par la cathédrale de Cologne au second plan) ».

Raffael Scheck porte, lui aussi, une attention soutenue à la propagande visuelle des nazis et exhume une caricature intitulée « La France sauve la culture », montrant un soldat blanc contemplant son reflet, noir, dans un miroir. Une autre caricature, « Masques vrais », « insinue que les femmes blanches en France aiment se livrer à des Noirs et à des Indochinois, leur rencontre étant facilitée par un juif ».

Quant à la couverture d’un hors-série du Illustrierter Beobachter, elle présente, sous le titre « La culpabilité de la France » (Frankreich Schuld), « un soldat noir flanqué d’un juif et d’un officier français blanc dans un paysage marqué par la guerre ».

Plus explicite se montre enfin le Stürmer qui s’orne du « dessin d’un soldat noir embrassant Marianne, qui semble se livrer à lui dans une pose séduisante. A l’arrière-plan figure un Georges Mandel souriant ». N’en jetez plus ! Le massacre des tirailleurs de l’AOF et de l’AEF s’inscrit bien, n’en déplaise à tous ceux qui souhaiteraient en minimiser la portée, dans le cadre de la politique génocidaire et de la géopolitique planétaire et terroriste du national-socialisme.

Alexis Lacroix

Marianne

Des soldats noirs face au Reich, sous la direction de Johann Chapoutot et de Jean Vigreux, PUF, 220 p., 20 €.

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