Considérations sur l’échec de la philosophie " kantienne "
Considérations sur l’échec de la philosophie " kantienne "
Cet article se propose d’examiner les raisons possibles ainsi que les conséquences de l’oubli à peu près complet dans lequel est tombée la « philosophie morale » d’Emmanuel Kant (1724-1804).
Avec l’échec d’Emmanuel Kant, c’est toute une conception de la vie et de l’Homme – issue de " l’Aufklärung " du dix-huitième siècle – qui se trouve condamnée : la raison se trouve définitivement supplantée en tant qu’instance régulatrice et prescriptrice de " l’agir humain ", et ce sont d’autres forces qui informent et qui gouvernent notre " modernité ".
La « philosophie morale » d’Emmanuel Kant
La « philosophie morale » d’Emmanuel Kant est toute entière articulée autour de deux notions qui peuvent sembler contradictoires, mais qui sont - en réalité - absolument subordonnées l’une à l’autre : il s’agit du « devoir » et de « la liberté ».
Cette philosophie a été principalement exposée par Kant dans deux ouvrages fondamentaux : les " Fondements de la métaphysique des mœurs " (1785) et la " Critique de la raison pratique " (1788).
La pensée de Kant est néanmoins d’une cohérence remarquable et on peut trouver des développements de sa pensée morale dans d’autres textes ultérieurs comme " La Religion dans les limites de la simple raison " (1793) ou la " Métaphysique des mœurs " (1795).
Le postulat de Kant est d’une radicalité absolue : la volonté peut être déterminée par des mobiles de deux ordres : des impératifs " hypothétiques " (en vue d’une fin) ou des impératifs " catégoriques " déterminés par la pure obéissance à la loi morale.
On peut classer dans la catégorie des impératifs " hypothétiques " tout ce qui relève de la sensibilité, des inclinations, de la maxime de " l’amour de soi ", et en dernière instance de celle du bonheur.
L’obéissance à des maximes de cet ordre relève de la causalité naturelle, les actions qu’elles dictent ne sont pas morales. Il y a " hétéronomie " de la volonté.
L’obéissance à l’impératif " catégorique ", en revanche, introduit celui qui s’y soumet dans un autre ordre de valeurs ; celui de l’autonomie de la volonté, de la liberté, des " fins dernières ", en un mot de la moralité.
N’est absolument pas recevable pour Kant l’argument selon lequel un tel comportement n’a jamais pu être observé " expérimentalement " : ce qui compte, c’est que la notion de « liberté » découle nécessairement de celle d’un être " raisonnable " doué de volonté.
Le concept de « devoir » est une " proposition synthétique a priori ", c’est-à-dire qu’il ne découle pas de l’expérience, mais de la nécessité interne des concepts envisagés.
" À tout être raisonnable, qui a une volonté, nous devons attribuer nécessairement aussi l’idée de la liberté, et il n’y a que sous cette idée qu’il puisse agir. » (1)
" Tout être raisonnable doué de volonté », c’est-à-dire non seulement « l’être humain », mais également d’éventuelles intelligences non humaines. La loi morale est universelle par définition, et l’impératif " catégorique " commande catégoriquement, c’est-à-dire qu’aucune considération d’ordre " sensible " ne doit être prise en compte lorsque cet impératif catégorique a parlé :
" Tout élément empirique non seulement est impropre à servir d’auxiliaire au principe de la moralité, mais est encore au plus haut degré préjudiciable à la pureté des mœurs. En cette matière, la valeur propre, incomparablement supérieure à tout, d’une volonté absolument bonne, consiste précisément en ceci, que le principe de l’action est indépendant de toutes les influences exercées par des principes contingents, les seuls que l’expérience peut fournir. " (2)
L’autonomie de la volonté, c’est-à-dire la subordination du vouloir aux maximes " objectives " du devoir, est " le principe suprême de la moralité ". La loi morale, déduite par Kant de la notion même d’impératif catégorique, est la suivante : " Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. " (3)
Postérité du " kantisme "
L’œuvre de Kant a bouleversé l’Histoire de la philosophie.
Tout le dix-neuvième siècle allemand, le " siècle d’or " de la philosophie, est imprégné de Kant jusqu’à la moelle. Mais c’est surtout sa théorie de la connaissance, exposée dans la " Critique de la raison pure ", qui a été reprise et développée.
À y regarder de près, aucun auteur " classique " de cette époque ne s’est vraiment inscrit dans la lignée de sa « philosophie morale ». La pensée de Hegel s’est développée dans d’autres directions, en particulier dans la définition de l’Histoire comme prise de conscience progressive de l’ " esprit absolu " par lui-même.
Schelling et Schopenhauer ont élaboré des philosophies « de la nature », c’est-à-dire qu’ils ont remis « l’empirique » au centre de leur pensée, totalement à l’opposé de la démarche " kantienne ".
Schopenhauer, en faisant de la compassion le principe cardinal de sa morale, n’a pas de mots assez durs contre le formalisme absolu de Kant dans ce domaine.
Nietzsche, qui le traite de " grand Chinois de Königsberg " (4), et qui voit dans sa morale l’apologie de l’insensibilité (5), et même de la cruauté (6), considère Kant comme un symptôme par excellence de la décadence en philosophie (7).
La " phénoménologie ", en s’attachant aux phénomènes concrets de la conscience plutôt qu’aux lois formelles de « l’agir », a bien entendu pris une direction opposée à celle de Kant dans ce domaine.
Sartre, dès la première ligne de " L’Être et le Néant ", rompt avec l’idéalisme kantien : " La pensée moderne , écrit-il, a réalisé un progrès considérable en réduisant l’existant à la série des apparitions qui le manifestent. " (8)
Il y a bien un courant philosophique qui se réclame ouvertement de Kant, le " néo-kantisme ", mais il est surtout connu pour ses apports dans les domaines de la logique et de l’épistémologie. En un mot, la morale n’a pas été le thème majeur de la réflexion philosophique dans les deux siècles qui ont suivi Kant et la morale " kantienne " a une réputation généralement défavorable.
Le concept si fréquemment repris de " liberté " n’a guère été associé à ceux de " devoir " ou d’ " impératif catégorique ", mais plutôt à la déconstruction des vieux préjugés issus de la morale bourgeoise.
Qu’est-ce qu’un monde " non kantien " ?
Dès lors, la question se pose : Puisque la morale " kantienne ", considérée comme " inhumaine " et " chimérique ", a fait l’objet d’un rejet universel, que signifie le fait de vivre dans un monde " non kantien " ?
Si la morale ne doit pas être déterminée par des maximes formelles inhérentes à la raison et totalement indépendantes de tous les facteurs empiriques, cela signifie que ce sont les facteurs empiriques, " sensibles ", qui déterminent les lois de « l’agir » humain.
Cela veut dire que nous vivons dans un monde où ce sont les inclinations qui font la loi, un monde dépourvu de liberté et dans lequel l’absence de principe formel universel de la morale entraîne de fait la lutte de " chacun contre tous ".
Un monde d’hystérie, de violence, d’invectives, de coercition.
En faisant de la subjectivité le principe ultime de détermination de « l’agir » humain, on n’a fait - en réalité - que revenir à l’aliénation originelle du déterminisme biologique : ce sont les plus nombreux, les plus forts, les mieux adaptés, qui ont droit au chapitre.
Le débat public se ramène à une joute d’intérêts antagonistes, intérêts toujours empiriques, ce qui va de pair avec la nature " technicienne " de notre société. L’horizon est bouché, il n’y a plus aucune ouverture sur « l’intelligible », sur le transcendant.
Un monde " non kantien " est donc un monde d’aliénation et de violence. Les perspectives sont sombres, il faut le reconnaître : les nouvelles générations semblent moins que jamais disposées à considérer la liberté comme la soumission volontaire de l’arbitre aux principes universels de " la raison ", tandis que les générations plus âgées, de plus en plus prédominantes, sont - quant à elles - arc-boutées sur la défense de la tranquillité et des privilèges acquis, au rebours de toute démarche vraiment généreuse et désintéressée.
Tout appel à un sursaut moral est inclus dans ce paradigme " subjectiviste " et n’est - en réalité - qu’un appel à l’amélioration des facteurs " sensibles " de l’existence, c’est-à-dire un renforcement, sous un certain aspect, de l’aliénation existentielle.
" De tous côtés les impies s’agitent, la corruption grandit chez les fils d’Adam " (9).
Laconique
AgoraVox.fr
Notes :
(1) " Fondements de la métaphysique des mœurs ", III
(2) " Fondements de la métaphysique des mœurs ", II
(3) Ibid.
(4) " Par-delà le bien et le mal ", 210
(5) " Aurore ", 132
(6) " Généalogie de la morale ", II, 6
(7) " L’Antéchrist ", 11
8) L’Être et le Néant, introduction.
9) Psaume 12