Comment combattre le harcèlement à l’école
Comment combattre le harcèlement à l’école
Pour 700 000 élèves en France - et 10 % des collégiens ! -, l’école se transforme chaque année en lieu de torture où ils subissent la tyrannie d’autres enfants, harceleurs. Un enfer psychologique qui pousse même certains au suicide. Face à cette situation crève-cœur, le monde des adultes - enseignants, parents, etc. - semble désemparé. Pourtant, une seule solution : l’éducation !
« Margot avait 11 ans et demi. Elle avait de bonnes notes, elle était joviale, elle mangeait normalement. Ce mardi-là, je suis rentrée plus tôt que prévu du travail. Il y avait un mot posé là, sur la table : "Je suis désolée." Je suis montée dans sa chambre, je l’ai trouvée pendue. Je l’ai décrochée, ranimée comme j’ai pu... Elle s’est réveillée. On a pleuré, on est restées un temps incalculable dans les bras l’une de l’autre. Et là, elle s’est mise à parler... » Car, jusqu’à sa tentative de suicide, Margot n’avait rien dit.
Son collège, situé à Champigny-sur-Marne, non plus. Ses parents, Séverine, institutrice, et Luc, agent SNCF, n’avaient donc pas la plus petite idée de ce qu’endurait leur fille lorsqu’elle passait la porte de l’établissement. Des insultes quotidiennes, des bousculades, jusqu’à cette phrase qui a achevé de faire sombrer Margot : « T’es qu’une merde, ça serait tellement mieux sans toi, crève ! »
Sept cent mille élèves seraient chaque année victimes de cette tyrannie ordinaire entre enfants. Désormais, elle a même un nom - « harcèlement scolaire » -, une journée nationale - le 5 novembre - et un numéro vert - le 30 20.
Au collège, 10 % des élèves seraient harcelés et 5 % seraient des « harceleurs ». Si l’on ajoute tous ceux qui, dans une classe, suivent la meute dans un souci d’intégration au groupe, on comprend que tout enfant est statistiquement confronté à cette violence, comme victime, bourreau ou spectateur.
« Il faut considérer que c’est un risque, estime sobrement Jean-Pierre Bellon, professeur de philosophie et cofondateur de l’Association pour la prévention de phénomènes de harcèlement entre élèves (Aphee). Quand votre enfant part à l’école, vous prenez le risque qu’il se fasse écraser en chemin ou qu’on lui propose des substances dangereuses... Eh bien, il y a aussi le risque qu’il soit harcelé, ou harceleur. »
Face à l’impensable violence entre enfants, les adultes pataugent
Commençons par la bonne nouvelle : certains s’en sortent. Bien, même ! Christophe Lemaître, ancien harcelé, est présenté par Wikipédia comme « le seul homme blanc de l’Histoire ayant couru le 100 m en moins de dix secondes ». Il a écrit un livre intitulé la " Revanche du grand blond ". « Quelque part, je les remercie : " ils " m’ont rendu plus solide ! Ils ont été un moteur à ma réussite », dit-il aujourd’hui.
La jeune Marie Lopez, 20 ans, est devenue une star sur YouTube en délivrant des conseils beauté ; dans une de ses vidéos, elle raconte longuement les persécutions dont elle a été l’objet quand elle était adolescente.
Même scénario pour la chanteuse Chimène Badi, qui a participé aux clips de sensibilisation réalisés par l’Education nationale.
A 29 ans, Stéphane est lui aussi un homme épanoui, passionné par un travail qui le fait voyager partout dans le monde et, surtout, doté d’un sens de l’humour renversant. Avec le recul, il considère que ses douloureuses années de collège lui ont donné l’occasion de « recommencer à neuf », en s’interrogeant plus précocement que les autres sur les fondements de sa personnalité : « J’étais dans mon coin, très renfermé... Et petit à petit, je suis devenu plus extraverti, plus déconneur. J’ai l’impression que les gens qui ont traîné leur peine au collège deviennent plus sages, plus caustiques, un peu plus originaux aussi. »
Hélas, les études scientifiques engagent à modérer cet enthousiasme. Les enfants persécutés par leurs pairs ont en effet deux fois plus de risques d’être dépressifs à l’âge adulte que les autres. Ils développent davantage de comportements à risques et ont plus de difficultés à garder leur emploi ou à s’engager dans une relation. Malgré les contre-exemples, les années de collège peuvent donc bel et bien peser comme un fardeau tout au long de l’existence.
« Des histoires de gosses... »
En novembre, l’Education nationale a sonné le branle-bas de combat, en annonçant la mise en place d’une « formation spécifique » de 300 000 enseignants. Une agitation qui laisse Bertrand Gardette, conseiller principal d’éducation (CPE) d’un lycée en Auvergne et vice-président de l’Aphee, plutôt sceptique : « Qui est actuellement en mesure d’assurer cette formation ? Qui en a les compétences ? La réponse est claire : quasiment personne. » Il estime que les campagnes de sensibilisation ne suffisent plus. « Franchement, il faudrait débarquer de la planète Mars pour ne pas avoir entendu parler du harcèlement à l’école au cours de ces deux dernières années ! s’exclame le CPE. Ce qu’il faut donner aux enseignants, ce sont des méthodes de traitement et de résolution pratique des cas. »
Avec Jean-Pierre Bellon, il préconise la « méthode Pikas » qui consiste en de courts entretiens individuels avec chacun des harceleurs. Avec l’objectif de casser la dynamique de groupe. « Sous l’effet du groupe, les enfants perdent les repères moraux qu’ils ont par ailleurs, souligne Jean-Pierre Bellon. Il faut évidemment soutenir les victimes, c’est indispensable, mais il ne faut pas lâcher les harceleurs. Si on les sanctionne un peu bêtement, le harcèlement reprend de plus belle. »
Sauf que, pour être efficace, cette technique nécessite de repenser le statut de l’enseignant. « Il faudrait revoir pas mal de choses dans l’école française, car ça implique que les enseignants ne partent pas dès que leurs cours sont terminés... Mais, dès qu’on amorce une réflexion sur le métier d’enseignant, on a une grève », déplore le professeur.
La maman de Margot, Séverine, possède une preuve tristement ironique de l’insuffisance des campagnes d’information. Sur la table, elle a étalé les lettres qu’elle a envoyées au collège, à l’inspection de l’académie, à la mairie, au conseil départemental... Elle pointe du menton un article de la gazette municipale de Champigny intitulé « Non au harcèlement ». Il évoque une « séance de sensibilisation » menée, précisément, dans le collège où Margot était scolarisée. A l’endroit même où personne n’a su réagir à la détresse de sa fille. Séverine l’a agrafé à la lettre qu’elle a adressée à la directrice de l’établissement.
« Je n’ai pas reçu un coup de fil de la principale pour me demander des nouvelles de Margot, se souvient-elle, amère. Elle a fini par me convoquer pour me dire que les enfants incriminés niaient le harcèlement et que, pour elle, ce n’était qu’un chagrin d’amour qui a mal tourné. »
Un récit qui fait douloureusement écho à celui de Nora Fraisse dont la fille Marion s’est pendue elle aussi, sans avoir pu être sauvée. Dans son livre, Nora raconte l’omerta imposée par le collège. Aux personnes qui s’émouvaient du drame, le principal assurait que ce suicide était lié à des problèmes de famille. La jeune fille avait pourtant laissé une lettre dans laquelle elle citait nommément ceux qui la tourmentaient.
Malgré le tapage médiatique et les bonnes volontés affichées, face à l’impensable violence des échanges entre enfants, les adultes pataugent. Les parents qui sont allés se frotter aux directeurs d’établissement sont nombreux à rapporter des fins de non-recevoir : « Ça va se tasser » ; « Ça fait le cuir » ; « Des histoires de gosses ».
On pourrait, bien sûr, accuser le personnel encadrant de manquer d’attention, mais ce serait oublier à quel point les enfants veillent à ce que ces comportements échappent à leur vigilance. « Les violences ont lieu dans les vestiaires, dans la cour, aux abords de l’établissement... Partout où la surveillance est difficile », rappelle Bertrand Gardette. Les victimes elles-mêmes cachent leur détresse avec le plus grand soin, et les symptômes du mal-être ne sont pas toujours évidents à décrypter. « Le problème, c’est que les signes extérieurs du harcèlement peuvent être les mêmes que ceux d’une crise d’adolescence, comme une attitude agressive par exemple », souligne encore Bertrand Gardette.
Bien souvent, les parents eux-mêmes ont du mal à prendre la mesure de la souffrance de leur enfant. Aujourd’hui, lorsqu’on lui demande pourquoi elle n’en a pas parlé à sa mère, Margot répond avec une franchise déconcertante. Pour qu’on ne confonde pas sa détresse avec une simple déception amoureuse, il fallait un acte fort : « Ça peut paraître étrange, mais je me dis que mes parents ne se seraient peut-être pas autant rendu compte de la souffrance que je vivais au quotidien. »
Frôler la mort pour être prise au sérieux, c’est aussi ce qu’a fait une autre jeune fille, dans la région parisienne qui s’est défenestrée après avoir enfilé plusieurs pulls, pour amortir un peu sa chute. Elle s’en est tirée ; ses parents ont compris le message. Mais ceux qui ne sont pas confrontés à des situations aussi extrêmes peuvent facilement passer à côté.
Pour Alyssa, 19 ans aujourd’hui, les hostilités ont commencé en primaire. Elles ont atteint leur apogée au collège et n’ont cessé que lorsqu’elle a quitté le lycée en classe de seconde, du jour au lendemain. Sa mère a bien eu quelques rendez-vous avec l’administration scolaire, mais elle n’a jamais remarqué les dizaines de petites cicatrices sur ses bras d’Alyssa, vestiges des blessures qu’elle s’est infligée pendant qu’elle traversait l’enfer. « Si j’ai un regret, ce n’est pas vraiment de ne pas en avoir suffisamment parlé à ma mère, qui n’aurait pas pu faire grand-chose. C’est de ne pas avoir arrêté l’école plus tôt. Dix ans, c’était trop », confie la jeune fille.
Failles de l’Education
Le phénomène est d’autant plus déconcertant qu’il semble s’abattre au hasard, en fonction de critères arbitraires. « On s’en prend à celui qui est isolé, qui est fragile », avance Bertrand Gardette. « Fragile » à l’adolescence, on frôle le pléonasme ! Les rondouillards, les boutonneux ou les binoclards ont, certes, plus de risques d’être l’objet de moqueries. Mais des enfants ne présentant aucun signe physique distinctif peuvent être visés avec autant de cruauté.
Même arrivés à l’âge adulte, les harcelés ne comprennent pas toujours ce qui leur a valu d’être persécutés. « J’étais un peu timide, un peu silencieuse... C’est vrai que je mettais des leggings avec des chiens, mais bon, c’était les années 90, tout le monde avait un look pourri », sourit Maëlle, 31 ans. Ravissante jeune femme aujourd’hui, ravissante petite fille à l’époque, elle se souvient de l’élève qui proposait « 2,50 F » à qui voudrait bien s’asseoir à côté d’elle, mais aussi des appels téléphoniques à 1 heure du matin pour l’insulter, des boulettes de papier mâché dans les cheveux... Ou encore d’un camarade d’infortune qui avait retrouvé des excréments dans son cartable. « J’avais mal au ventre tous les matins, mais mes parents ne se sont pas alarmés, se souvient Maëlle. Mon père estimait que c’était du caprice. »
L’affaire se complique encore si l’on considère que l’intervention des parents provoque parfois une aggravation de la situation. « Je n’ai pas le souvenir d’en avoir beaucoup parlé à la maison, mais ma mère a dû comprendre, parce qu’elle est allée porter plainte contre un élève auprès du collège, raconte Stéphane. Il l’a su, et ça a été terrible, parce que ça voulait évidemment dire que je ne savais pas me défendre tout seul. J’en ai voulu terriblement à ma mère. » La mère de Stéphane a fini par le changer d’établissement. C’est d’ailleurs ainsi que s’achèvent la quasi-totalité des affaires de harcèlement. Nouvelle démonstration, s’il en fallait une, de l’impuissance de l’institution scolaire.
Si l’on en croit les psychologues, notre erreur fondamentale consiste peut-être à persister, envers et contre tout, à associer l’enfance à l’innocence. La logique voudrait au contraire que nous nous méfiions. Après tout, il s’agit d’êtres humains à l’état brut, qui ne connaissent encore ni règles ni morale. Autrement dit, des sauvages. « Un enfant est un être autocentré, profondément égoïste, qui lutte pour sa survie et qui n’a qu’un seul critère : le plaisir », répète le pédiatre Aldo Naouri. Le parent qui confie son enfant à l’école lui ouvre les portes de l’instruction, c’est entendu. Il doit aussi avoir conscience qu’il le dépose dans la fosse aux lions.
Les neuroscientifiques François Math et Didier Desor ne voient pas de grandes différences entre la violence qui se joue à la crèche et celle des animaux. « Nous constatons des dominances, des enfants agressifs et brutaux et d’autres qui sont soumis et se laissent entraîner par des " dominants " [...], peut-on lire dans leur ouvrage " Comprendre la violence des enfants " (Dunod, 2015). Ces enfants utilisent les mimiques, les gestes et les attitudes de certains animaux lorsqu’il s’agit de posséder, de dominer ou de revendiquer un territoire. » La cour d’école est donc une jungle, tout simplement.
Le phénomène n’a rien d’une nouveauté. En revanche, il ne connaît qu’un seul remède : l’éducation. Et c’est peut-être là que pèchent les parents des années 2000. « Ceux qui font de leurs enfants des voyous ne le font pas intentionnellement, ils le font en n’intervenant pas sur leur éducation ! affirme Aldo Naouri. L’enfant, rare, devient surinvesti. On lui donne de l’amour et on pense que lui donner de l’amour, c’est céder à ses caprices. Or, il est indispensable que la mère applique des contraintes à son enfant, qu’elle le frustre ! Et qu’en retour, il accepte cette frustration au nom de l’amour qu’elle lui donne. Mais, quand je dis ça, on me répond : " Mais, docteur, je vais le traumatiser ! " »
Sarah Bydlowski, spécialiste de la psychiatrie de l’enfant à l’Association de santé mentale du XIIIe arrondissement de Paris, avance une hypothèse pour expliquer que certains parents ne définissent plus les limites qui s’imposent : « On regarde les mêmes séries, on joue aux mêmes jeux... Ça a ses limites : on a sans doute plus de mal à imposer notre autorité, à accepter d’être des vieux cons. Je ne dis pas que c’était mieux avant, je dis que quelque chose s’est rétréci dans l’écart entre les générations. »
Inutile de rappeler que les profs, sous-payés, dépassés et déprimés, sont dans l’incapacité de combler les lacunes éducatives des géniteurs. Eux qui ont déjà du mal à aller au bout du programme scolaire sont aussi priés de sensibiliser les enfants au harcèlement, mais aussi au racisme, à la laïcité, aux addictions, à la sécurité routière... « Il y a plus de journées à thème que de jours dans le calendrier, reconnaît Bertrand Gardette. Il faut que les établissements fassent des choix en fonction des priorités qui sont les leurs. »
Il reste encore un domaine, immense, où parents et personnels éducatifs sont unis dans une même impuissance, c’est l’arène numérique.
Quand le harcèlement devient " cyberharcèlement ", les persécutions ne sont plus circonscrites à l’enceinte de l’école ; elles poursuivent les victimes à la maison, les réveillent en pleine nuit quand les notifications sonnent sur les smartphones, ne leur laissant aucun répit, jamais.
La répétition des messages en décuple la violence. « Ce n’est pas pareil d’écrire un mail, un commentaire ou un SMS, que de dire les choses en face, ajoute Sarah Bydlowski. La parole s’anonymise, on n’a plus le sentiment de s’adresser à une personne. J’interroge la question de l’éducation sur ces moyens de communication. »
Or, dans ces nouvelles technologies, les adultes sont à la traîne de leurs enfants. Ils seraient bien en mal de les éduquer ; ce serait même plutôt l’inverse. Et quand on voit l’usage que certains « grands » font d’Internet, semant propos incendiaires et insultes de forum en commentaire d’article, on réalise que les enfants ne sont pas, hélas, les seuls à avoir besoin d’instructions fermes à ce sujet.
Un article de Slate intitulé « Ces adultes qui condamnent le harcèlement scolaire... et harcèlent EnjoyPhoenix » souligne le paradoxe. Pour avoir échappé au harcèlement à l’école, la " youtubeuse " est désormais la cible des moqueries sur Internet ; à la différence près que ses nouveaux bourreaux ne sont plus des enfants. « J’imagine que les adultes qui, avec des tweets qu’ils s’imaginent diablement spirituels, traitent Marie Lopez de " conne " ou de " pute " qu’il faudrait " tuer en place publique " seraient tout à fait capables de s’émouvoir de l’extrême violence dont des lycéens ont été victimes de la part de leurs camarades et dont ils restent marqués près de dix ans après », écrit la journaliste Nadia Daam.
Faut-il considérer que les harceleurs scolaires grandiront pour devenir des harceleurs sur Internet, et même des harceleurs au bureau, ou encore des harceleurs sexuels ?
La psychiatre Sarah Bydlowski souligne le danger qu’il y aurait à catégoriser trop vite les bourreaux des cours d’école : « L’enfant est un être en développement. Si la société perd espoir et le qualifie trop précocement, on prend des risques. Il est important de dire le bien du mal ; mais ce n’est pas parce qu’un enfant a mal agi qu’il est le mal. C’est vrai pour les adultes, mais c’est encore plus vrai pour les enfants. Ils ne sont pas finis ! »
La langue française est d’ailleurs la seule à proposer le même terme, « harceleur », pour des enfants et des adultes. En anglais, on parle de " bully " pour les persécutions en groupe à l’école et de " harassment " pour le harcèlement sexuel, par exemple.
L’italien a opté pour " bullismo " et l’espagnol pour " intimidacion ". « J’en suis de plus en plus à me dire qu’on n’a pas forcément eu raison d’employer ce terme de " harcèlement ", qui relève d’une catégorie psychiatrique, concède le philosophe Jean-Pierre Bellon. En quatorze ans, je n’ai rencontré qu’un seul enfant que l’on puisse qualifier de harceleur " pervers ". Pour les autres, c’est surtout un mélange de bêtise et de suivisme. »
Pas forcément plus réjouissant... Mais peut-être plus facilement réversible, pour peu que l’école, les parents et les élèves retrouvent le chemin de la communication.
Elodie Emery
Marianne