8 prairial an V : exécution de Gracchus Babeuf. La fin d’un rêve

, par  DMigneau , popularité : 0%

8 prairial an V : exécution de Gracchus Babeuf. La fin d’un rêve

Dans une chanson pleine de gravité et d’émotion, Jacques Brel se demande " Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? " Il ne répond pas à la question mais il fournit des indices :

" Et pourtant l’espoir fleurissait

Dans les rêves qui montaient aux yeux

Des quelques ceux qui refusaient

De ramper jusqu’à la vieillesse "

https://www.youtube.com/watch?v=oOaV69tVaTY

N’auraient-ils pas tué Jaurès justement parce qu’il était perçu comme porteur de cet espoir, pour montrer à ceux qui refusaient de ramper que leurs rêves ne se réaliseraient jamais ?

Poser la question, c’est y répondre.

Mais on peut se poser la même question à propose de Babeuf, un autre " porteur de rêve " dont la " belle jeunesse " évoquée par Brel à la fin de sa chanson n’a même plus " l’ombre d’un souvenir ".

Quoi qu’il en soit, son parcours trouve d’étranges résonnances actuelles.

Gracchus Babeuf est aujourd’hui l’une des figures les moins connues de la « Révolution Française », mais non la moindre. Ses idées ont été " mises aux oubliettes " à sa mort en 1797 pour réapparaître, récupérées et déformées, des décennies plus tard dans le mouvement " socialiste ", quand ce mot avait encore un sens.

François-Noël Babeuf en 1760, il a changé son prénom deux fois dans sa vie, d’abord pour " Camille " et, plus tard, pour " Gracchus ", en hommage aux frères Tibère et Gaius Gracchus, qui prônaient une réforme agraire et la redistribution des terres à la fin de la « République » romaine.

Avant la « Révolution », il était " Commissaire à terrier ", plus précisement " archiviste feudiste ", c’est-à-dire spécialiste du droit féodal, pour le Comté du Vermandois, en Picardie, et conseillait les propriétaires terriens sur la manière de pressurer leurs paysans le plus efficacement possible.

https://www.keldelice.com/guide/terroirs/le-vermandois

Progressivement, plutôt que de " se couler dans le moule " de l’ordre établi, il a commencé à remettre en cause la structure juridique enchevêtrée et cléricale de « l’Ancien Régime », ainsi que le statut de l’aristocratie qui en bénéficiait.

En 1789, quand chaque commune de France a été invitée à sélectionner des représentants aux « États Généraux » et à soumettre des cahiers de doléances ou des listes de plaintes, Babeuf a rédigé la proposition de sa commune pour l’abolition totale de la féodalité et la consolidation d’un " Code de droit " unique.

Du fait de sa fonction, il s’est senti proche du " monde paysan " et s’est intéressé à la critique de la propriété privée, ce qui était un des lieux communs de la " philosophie des Lumières ", comme tout lecteur de Rousseau le sait s’il a lu son " Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité " : " Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. "

En 1789, Babeuf avait publié un ouvrage intitulé " Cadastre perpétuel ", et sous-titré " Démonstration des procédés convenables à la formation de cet important ouvrage, pour assurer les principes de l’assiette et de la répartition justes et permanente et de la perception facile d’une contribution unique tant sur les possessions territoriales que sur les revenus personnels ".

Il avait déjà développé ces idées perçues comme utopiques au cours de la convocation de « l’Assemblée des Notables » en 1787 en proposant un système de partage de toutes les propriétés à raison de onze arpents par ménage.

Cette proposition, reflet de la loi agraire poussée à sa dernière limite, avait eu pour effet de refroidir l’intérêt que les " progressistes " avaient porté à son " cadastre ". Mais au lendemain de " la prise de la Bastille ", Babeuf avait repris ces idées qu’il considérait comme l’aboutissement du mouvement révolutionnaire.

En septembre 1792, il était administrateur de la Somme et il avait été élu en novembre dans le district de Montdidier. Cette promotion locale avait été interrompue par une " faute administrative " qui l’avait fait destituer et condamner.

Arrêté, puis libéré, il avait " vivoté " à Paris de petits emplois dans l’ " administration des subsistances " et il avait gardé de cette période une certaine amertume vis-à-vis des " montagnards ".

« Thermidor » avait vu le remplacement des " Jacobins " et des " sans-culottes " par la « Convention » thermidorienne qui était en fait contre-révolutionnaire au sens où l’entendaient les amis de Babeuf, et représentait les intérêts de la classe des " nouveaux riches " apparue depuis le début de la « Révolution ».

Ces " parvenus " avaient fait fortune en spéculant sur les biens confisqués des émigrés " royalistes ". Babeuf avait réagi à ces événements en changeant le nom de son journal de " Journal de la liberté de la presse " en " Tribun du Peuple " , ce qui reflétait le déplacement de son objectif qui n’était plus de considérer les " Jacobins ", timorés à ses yeux comme responsables de l’abandon des idéaux de la « Révolution », mais de mettre en place une opposition agissante contre les " thermidoriens ".

Après la promulgation de la « Constitution » de l’an III, qui avait remplacé le corps législatif unique de la « Constitution » de l’an I par un « Parlement » constitué de deux chambres législatives (" basse " et " haute "), un directoire exécutif extrêmement puissant de cinq hommes, et l’exigence que les deux-tiers des nouveaux représentants soient issus de la « Convention » thermidorienne, Babeuf écrivait dans " le Tribun " : « Si vous voulez la guerre civile, vous pouvez l’avoir… Vous avez crié " Aux armes ". Nous avons dit la même chose à notre peuple. »

C’est lui, Babeuf, qui est à l’origine de la revendication " Le pain et la Constitution de 93 ", qui a motivé l’insurrection mal organisée de " Prarial " qui a été rapidement écrasée et lui a valu d’être jeté en prison.

Et c’est en prison que Babeuf a développé son projet politique, influencé par des écrivains " utopistes " comme Thomas More et Etienne-Gabriel Morelly, mais en y incorporant une ébauche du concept de " lutte des classes " absente chez ces auteurs.

Il avait écrit dans un " Prospectus " pour " le Tribun " : " Nous savons nous aussi un peu quels éléments sont utilisés pour émouvoir les hommes. Le meilleur levier est leur propre intérêt ".

Il avait compris à travers les évènements en cours comment la richesse de la bourgeoisie désormais ascendante avait rendu " Thermidor " possible et, lui qui venait d’une France rurale régie par le droit féodal, il avait discerné le fait que la classe naissante des ouvriers salariés constituait la section la plus combattive des " sans-culottes ".

Dans une lettre à l’un de ses camarades, il avait écrit ces lignes prémonitoires en ce qui concerne " l’économie de marché ", rarement citées chez les historiens classiques :

" La concurrence, loin de viser la perfection, submerge les produits consciencieusement fabriqués sous une masse de marchandises trompeuses destinées à éblouir le public, concurrence qui n’obtient des bas prix qu’en obligeant l’ouvrier à gaspiller son habileté dans des travaux bâclés, en l’affamant, en détruisant sa morale.

La concurrence ne donne la victoire qu’à celui qui a le plus d’argent.

La concurrence, après la lutte, aboutit simplement à un monopole entre les mains du vainqueur et au retrait des bas prix.

Une concurrence qui fabrique comme elle veut, au hasard, et risque de ne pas trouver d’acheteurs et de détruire une grande quantité de matière première qui aurait pu être utilisée utilement mais qui ne servira plus à rien. "

C’est en l’an IV qu’il a adopté ce prénom de " Gracchus ", lié au développement du " babouvisme " fondé sur le partage des " biens-fonds " et la répartition égalitaire de la récolte par le magasin commun.

Pour lui, le " peuple " (ce qui signifiait alors " Tiers-état ", roturiers, " non aristocrates " et mêlait paysans, artisans et clercs) était asservi et, étant dans l’incapacité de se libérer lui-même du fait de sa dépendance, devait être libéré par une minorité insurrectionnelle très organisée et décidée à installer une dictature populaire, transition nécessaire vers une soiciété plus juste.

Ces idées, exprimées dans " le Tribun du Peuple ", ont connu un grand succès populaire pendant l’hiver 1796, illustré entre autres par la calamiteuse expédition d’Irlande qui n’a pas laissé beaucoup de traces dans la mémoire collective.

https://books.openedition.org/puc/788?lang=fr

Mais Babeuf est surtout connu pour l’action qu’il a menée contre le « Directoire », connue sous l’appellation de " Conjuration des Egaux " dont les intentions ont été explicitées dans le " Manifeste des Égaux ", rédigé par Sylvain Maréchal (1796).

http://1libertaire.free.fr/ManifestedesEgaux.html

https://www.toupie.org/Biographies/Marechal.htm

Après sa sortie de prison, Babeuf avait commencé à prendre la parole lors des réunions de " l’Union des Amis de la République ", qui, en raison de sa proximité avec le Panthéon, était connue sous le nom de " Société du Panthéon ".

La " Société du Panthéon " était majoritairement composée d’anciens " Jacobins " et Babeuf avait pu en rallier un certain nombre à sa cause, car lui et son journal représentaient presque la seule résistance à la réaction " thermidorienne ".

Le 27 Février 1796, le « Directoire » qui avait eu vent des activités de la société a missionné l’ambitieux Général Bonaparte pour fermer le " Club du Panthéon " fréquenté par Babeuf. Le " petit caporal " qui ne se faisait pas encore appeler Napoléon n’était pas encore " empereur ", mais chef de " l’armée de l’Intérieur " (maintien de l’ordre et lutte " anti-terroriste "), et par la suite, il exportera " les idées de la Révolution " comme d’autres exportent aujourd’hui la " démocratie ", toujours au profit des " investisseurs " prompts à consentir des prêts pour reconstruire.

Ce n’est qu’après la suppression de la " Société du Panthéon " que ce qui est connu sous le nom de " Conjuration des égaux " - terme qui ne vient pas de Babeuf lui-même mais découle plutôt de la poursuite de Babeuf par le « Directoire » pour " complot " - a commencé à prendre forme.

Un mois après, était créé un " Directoire secret de Salut public " dont il faisait partie avec Augustin Darthé, Philippe Buonarroti, Sylvain Maréchal, Félix Lepeletier et Antoine Antonelle.

Contrairement à ce qu’ont prétendu certains " historiens ", le but n’était pas de réaliser un coup d’État secret, mais au contraire de déclencher une insurrection de masse pour renverser le pouvoir en place et instaurer un régime égalitaire.

Le gouvernement s’était piégé lui-même en émettant des " assignats ", ces ancêtres de la " planche à billets " qui ne faisaient que vider les caisses en dévaluant la monnaie. La guerre avec les monarchies européennes hostiles aux idées « républicaines » avaient considérablement réduit les échanges commerciaux.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/assignats-papier-monnaie-sans-valeur-et-sans-culotte-4181804

Les vivres manquaient et la famine avait tué des milliers de personnes.

Pendant que ses militants participaient aux attroupements et émeutes nés de la misère, de la " vie chère ", et dénonçaient non pas « l’Ancien régime » déjà révolu - les " sans culottes " s’en étaient chargés avant d’être écartés - mais les privilégiés qui tiraient profit de la « Révolution », les " accapareurs ", les profiteurs que l’on pourrait comparer aux " oligarques " apparus sous le régime Eltsine en Russie et incrustés depuis.

https://www.lemonde.fr/archives/article/2003/03/29/l-accapareur_314843_1819218.html

Babeuf mettait en place ses " agents " dans chaque arrondissement de Paris et dans chaque corps de troupe pour préparer le jour de l’insurrection et mettre en place les mesures qui s’ensuivraient : réquisitions des boulangers, distribution de pain gratuit, restitution des objets engagés au " Mont-de-piété ", logement des pauvres chez les " ennemis du peuple ", etc...

Le « Directoire » a donné à ce mouvement la qualification qui ne serait pas anachronique aujourd’hui de " péril rouge ", mouvement bientôt trahi par un infiltré connu, Georges Grisel, qui avait été impliqué dans la direction de l’organisation, et qui a donné aux forces du « Directoire » suffisamment d’informations pour trouver et arrêter Babeuf et plus de 800 de ses camarades.

Alors que Babeuf était dans un cachot, plusieurs centaines " d’Égaux " ont lancé une dernière tentative d’insurrection malgré l’arrestation de la direction de leur mouvement et la destruction de leur organisation. Cette insurrection a échoué et des dizaines d’entre eux ont été exécutés pour leur rôle après de courts " procès " devant une commission militaire.

Babeuf lui-même a été jugé et condamné à mort le 7 prairial an V (1796). Une fois sa peine prononcée, lui et un de ses camarades ont tenté de se suicider dans leur cellule de prison avec des poignards de fortune, mais ont été arrêtés par un gardien.

Babeuf a été exécuté en mai 1797, à Vendôme où une place devant l’abbatiale porte son nom.

En exécutant Babeuf, le nouvel ordre établi ne faisait pas que mettre un coup d’arrêt brutal à une insurrection. Le but de ces exécutions spectaculaires était non seulement d’instaurer une nouvelle " terreur " aussi efficace que celle de Robespierre, mais larvée, mais - plus encore - de tuer l’idée même d’égalité, tout en s’en appropriant l’emblème, alors que dans la devise de la « République », il ne s’agit que d’une égalité " en droit ", pas " en fait ".

Le but, c’était aussi de faire un sort à l’idée que la propriété ne serait pas " naturelle " et pouvait être remise en cause. Et pour désamorcer toute velléité de remettre au goût du jour un tel projet, les idéologues, « conservateurs » ou " progressistes ", (" Démocrates " ou " Républicains " ?) n’ont eu de cesse depuis que de le discréditer en le travestissant.

Il n’a jamais été question pour Babeuf et ses héritiers de s’en prendre aux biens meubles et immeubles de la population, ni de créer des phalanstrères à la Fourier.

La propriété à abolir concernait la terre et les outils de production, mais c’est tellement facile d’effrayer les " braves gens " en leur faisant croire que " les rouges " vont leur voler leurs économies alors que ce sont les banquiers qui s’en chargent en jouant avec la monnaie, les crédits et les dettes.

En fin de compte, il n’est pas si difficile que ça de comprendre pourquoi ils ont tué Babeuf.

Paparazzo

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